– Vous désirez partir, à ce que je vois, dit-il. C’est aussi mon intention; filons à l’anglaise.
Tandis que nous mettions nos capotes dans l’antichambre j’eus l’idée qu’il me proposerait de faire route ensemble. En effet, quand son carrosse fut avancé, il m’invita:
– Prenez place, j’ai à vous parler.
Je me taisais, par crainte de commettre une bévue. Le comte me regarda et dit avec compassion:
– Mais vous êtes souffrant! C’est naturel, du reste, avec le chagrin que vous avez… Mais j’espère pouvoir vous être utile.
Enfermé dans mon silence stupide, je me torturais l’esprit, en quête de l’attitude à prendre envers lui. Qu’insinuait-il? Comptait-il me faire avouer que j’étais renseigné sur Mikhaïl? Le piège eût été trop grossier… Nous étions arrivés à un des plus beaux hôtels de la ville; évitant l’escalier d’honneur qui conduisait au premier, nous gagnâmes par un long corridor une pièce d’angle retirée. Dans l’antichambre, le comte prévint le portier qu’il avait une affaire urgente et qu’il n’y était pas pour les visiteurs.
La pièce où nous entrâmes, s’éclairait de petites fenêtres aux embrasures profondes, qui donnaient sur la Neva.
La flèche de Pierre et Paul brillait en face, et toute la forteresse s’étalait à mes yeux, du bastion Troubetskoï à la pointe du ravelin triangulaire.
Le mobilier se réduisait à un divan moelleux, placé contre le mur et couvert d’une jolie indienne semée d’oiseaux et de papillons. Par terre, des caisses d’emballage pleines de vaisselle, des meubles brisés. Le local servait de débarras.
– Je vous prie de me pardonner ce décor disgracieux, dit le comte en prononçant le dernier mot avec le plaisir d’un étranger qui a triomphé des difficultés de la langue russe. En revanche, nous sommes sûrs de ne pas être dérangés dans notre entretien qui, vous vous en doutez, sera de la plus haute importance.
Si j’avais su jouer mon rôle, je me serais écrié dès le début que je n’y comprenais rien, que je brûlais d’être informé. Mais il était trop tard pour feindre l’étonnement, je restais donc devant la fenêtre, l’air abruti, immobile comme un lièvre hypnotisé par un boa.
Une bagatelle attira mon attention: une énorme cloche à fromage était posée sur le marbre de l’appui; une grosse mouche bleue s’y débattait, à bout de forces, dans un bourdonnement fastidieux.
– Relâchons la prisonnière! Chouvalov souleva la cloche et, de son doigt fin à l’ongle pointu, il projeta sur le plancher la mouche pâmée. Puis il me prit le bras avec un imperceptible sourire. Je parie, mon cher lieutenant, que vous venez d’établir une analogie. C’est exact?
Je tressaillis et répliquai en riant jaune:
– Comte, vous avez deviné juste; mais soyez magnanime comme pour cette pauvre mouche: délivrez-moi de la stupeur qui m’emprisonne. Je me perds en conjectures sur ce que sera notre entretien.
– Il s’agit de Mikhaïl Beidéman, dit-il simplement. Comme vous le savez, il est détenu au Troisième Bureau.
Je me contraignis à ébaucher un geste de surprise, mais j’ouvris trop les bras, tel un mauvais acteur. Chouvalov coupa court à ma pantomime en disant avec indulgence:
– Bien sûr, vous êtes tenu de faire l’étonné. Trêve de comédie, mon cher Sérioja!
Il me prit la main et m’adressa un regard affectueux, sans la moindre hypocrisie. Les Chouvalov étaient nos parents par alliance, le comte me connaissait depuis mon plus jeune âge; mais, tout à ses affaires, il m’avait rarement accordé son attention.
Cette familiarité soudaine m’ôtait la dernière chance de me retrancher dans un maintien officiel.
– Asseyons-nous sur ce divan. Une cigarette? Il me tendit son étui. Nous nous mîmes à fumer.
«Je n’ai pas encore trahi», constatais-je en mon for intérieur. La tête vide, je n’avais que cette préoccupation: ne pas trahir.
– Mikhaïl Beidéman a été appréhendé à la frontière finlandaise, alors qu’il tentait de repasser en Russie sous un nom d’emprunt. L’empereur en est très irrité, le jeune homme risque d’encourir la peine la plus dure, si je ne trouve pas de circonstances atténuantes.
Le comte parlait gravement, avec juste autant de sensibilité qu’il devait en manifester à cette occasion. La moindre fausse note m’aurait alerté, mais grâce à son tact le comte me fit croire à une bienveillance sincère, naturelle à tout honnête homme. En outre, bien que le sachant arriviste, il était absurde de supposer que l’affaire de Mikhaïl puisse contribuer à son avancement. C’était pourtant vrai; mais je n’en ai eu la preuve que cinquante ans plus tard. Ce que j’ai vécu depuis et la perspective historique dont je dispose me permettent aujourd’hui de voir ces événements dans leur cadre réel.
Car enfin, c’était dans les années 1860, ces premières années de réforme, si impatiemment attendues et si décevantes.
Le mouvement révolutionnaire soulevait la jeunesse, ébranlait les universités. On répandait des tracts. Peu avant l’arrestation de Mikhaïl, le chef de la gendarmerie avait reçu par la poste des pages du Grand russe. Et aux mois d’août et de septembre, le fameux appel À la jeunesse circulait parmi les masses.
Évidemment, le comte Chouvalov, général frais émoulu, avait tout intérêt à révéler ses talents de défenseur du trône. Il fallait pour cela fabriquer des ennemis redoutables. Or, Mikhaïl servait on ne peut mieux ses desseins.
Après une pause, le comte reprit d’un ton significatif:
– Si vous ne m’aidez pas à trouver des circonstances atténuantes, Beidéman risque d’encourir la peine la plus dure, et pas seulement lui…
Il attendait ma réplique. Mais je me taisais, les mains crispées. Alors il me dit de son ton cordial de parent et d’ami:
– Je serai dans l’obligation d’arrêter et d’interroger Véra Erastovna, la fille de Lagoutine.
– Vous ne ferez pas cela… J’avais bondi, affolé. Véra Erastovna n’y est pour rien, elle a été entraînée.
– Vous avez pourtant fréquenté avec elle le cercle de Beidéman! Chouvalov gardait les yeux baissés, comme s’il craignait que leur éclat aigu ne fît contraste à la douceur de son accent.
– Il n’existe pas de cercle, dis-je avec fermeté; il n’y a que Mikhaïl Beidéman, dévoyé par des esprits frondeurs…
– Écoutez-moi bien, encore une fois: vous seul pouvez sauver Véra Erastovna de l’arrestation, en m’aidant à déchiffrer un texte.
Il sortit un papier de son portefeuille, le mit sur la table, posa dessus sa grande main de marbre, encore plus blanche que le visage, et dit en plongeant enfin dans mes yeux son regard:
– Ce que nous disons ici doit rester secret. À la moindre indiscrétion, vous et Véra Erastovna serez incarcérés, ainsi que certains autres. Je suis renseigné sur toutes les connaissances de Beidéman.
– Que voulez-vous que je vous explique? demandai-je.
– Une perquisition minutieuse nous a fait découvrir, au fond d’une boîte de cigarettes, un papier déchiré en petits morceaux. On a réussi à les assembler, et le texte est clair, malgré quelques lacunes. Le voici:
Chouvalov me tendit la copie du document.
«Nous, Constantin Premier, empereur de toutes les Rus-sies par la grâce de Dieu», tel était le début solennel du faux manifeste émanant d’un fils imaginaire du grand duc Constantin Pavlovitch. Ce prétendant fictif soutenait que le trône avait été ravi à son père Constantin par Nicolas 1er, frère cadet de ce dernier, et que lui-même était en prison depuis l’enfance. Suivaient un appel au renversement de l’usurpateur qui dépouillait le peuple, et la promesse de distribuer la terre aux paysans, d’abolir le recrutement coercitif et de satisfaire aux doléances présentées dans les anonymes.