Le tsar et la tsarine leur demandaient chaque fois si l’office leur avait plu, et ils répondaient invariablement: «Votre majesté, on se croyait au paradis!»
Cette question et cette réponse étaient devenues presque rituelles.
Maintenant, la cathédrale n’est plus la même. On a transféré les couronnes dans un musée de Moscou. Les plus belles icônes manquent également. Les sarcophages paraissent plus abandonnés que les tombes des pauvres au cimetière rural. Seul, celui de l’empereur Paul jouit d’une étrange popularité. Le marbre disparaît sous des couronnes de bleuets, de soucis, de marguerites; une veilleuse y brûle en permanence, au milieu d’une foule de pèlerins de tout âge. Dès avant la révolution, le peuple considérait Paul comme un saint: les uns croyaient qu’il guérissait toutes les maladies, d’autres – seulement la rage des dents.
Absorbé dans ma rêverie, je me vois soudain isolé. Les autres ont vite fait le tour des sarcophages. Je constate que les hommes sont nu tête, comme jadis à l’église. Mais ils ont ôté leur couvre-chef dès l’entrée de la forteresse, précisément pour effacer la nuance de respect religieux. Je pense toutefois qu’ils n’auraient pas eu plaisir à garder leur chapeau.
Je rejoins le groupe sous un arbre géant. Tous sont assis dans l’herbe, le guide leur raconte que sous Pierre Ier c’était la «place de danse» où on infligeait des tortures qui faisaient «danser»: chevauchées sur des montures de fer à dos tranchant, promenades à pied sur des pointes.
Enfin, le guide en vient au sujet qui m’intéresse. Il nous conduit par le chemin que suivaient dans un carrosse noir à rideaux verts, les détenus escortés de deux gendarmes et d’un officier.
C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman est venu en 1861 murer à jamais sa jeunesse.
Je ne vois plus les visages des visiteuses et je n’entends les paroles du guide que dans la mesure où elles évoquent la réclusion de Mikhaïl.
J’ignore par où on l’a amené: le long de la courtine de Catherine, comme on devait le faire plus tard pour Polivanov, ou de l’autre côté, en passant près des casernes affaissées d’Anne Ioannovna.
Dans les deux cas, du reste, la procédure était identique. Le carrosse s’arrêtait devant la maison basse du commandant, l’officier sautait à terre pour aller faire son rapport, tandis que les gendarmes et le détenu gagnaient le portail gris dont la place est occupée aujourd’hui par un réverbère de guingois. Mais à droite, la Monnaie pointe toujours vers le ciel ses multiples cheminées.
Ici, on devine déjà les cellules humides, le cachot noir, les doubles murs, l’horreur sépulcrale de la prison. La massivité des bâtiments prête au ciel même l’aspect d’un lourd couvercle.
Un bon guide aurait dû couper court aux rires, aux plaisanteries, à l’impatience étourdie de voir les dessins vulgaires des gardes, très appréciés du public actuel…
Je dis à mes voisines:
– C’est pour vous permettre de rigoler après huit heures de travail, que des gens ont été murés ici pour la vie.
Mais ces petites dindes vaniteuses n’ont rien compris.
– Soyez tranquille, citoyen, disent-elles, ça ne se répétera plus, puisque nous avons renversé le régime tsariste!
Je voudrais expliquer au guide qu’avant de montrer les cellules, les bains et autres locaux pour les isolés, il faut trouver des paroles susceptibles de faire pénétrer jusqu’au cœur de la jeunesse le sens de ces mots: détention perpétuelle en cellule.
Mais je ne puis articuler un son. Je me tiens au mur pour ne pas tomber. Brisé d’émotion, je ne suis plus capable de suivre les gaies visiteuses.
M’étant reposé une dizaine de minutes sur l’appui d’une fenêtre, je vois venir un autre groupe. Quatre vieilles dames provinciales ont engagé un ancien surveillant qui demeure là depuis Nicolas Ier, ou peu s’en faut. Je demande la permission de les accompagner et nous cheminons d’une allure d’escargot, conformément à notre âge.
Je suis heureux de cette lenteur qui me laisse le temps d’assimiler le passé, les vies des martyrs.
Avant d’introduire le détenu, on le laissait se morfondre un bon moment à la première grille. L’officier s’attardait à dessein chez le commandant, pour accroître la nervosité du prisonnier. Puis, au poste de garde, on lui enlevait ses habits et les remplaçait par une blouse.
Le vieux surveillant a un visage aux traits menus, confits de dévotion. C’est avec une fierté professionnelle qu’il déclare:
– J’ai gardé les prisonniers sous deux Alexandre, sous Nicolas le dernier, sous Kérenski… Une longue carrière, comme vous voyez. Pourquoi me suis-je maintenu? Parce que j’exécutais la loi sans faire de mal à personne. Si on me dit: Regarde par le judas! j’obéis. Si le détenu, contrarié, se blottit dans un coin, je me retire pour ne pas l’agacer. Quant à Figner, pour l’empêcher de communiquer avec ses voisins, nous l’avions mise entre deux décharges vides; je vais vous montrer ça. Elle avait beau frapper du pied, personne ne répondait.
Il parle en bon aïeul racontant les farces de ses petits-enfants. C’est ainsi qu’un vieux cicérone du forum romain fait savourer aux étrangers les anecdotes de l’antiquité. Et à l’égal des touristes avides d’émotions cruelles, ces femmes, moites de curiosité, assaillent leur guide de questions.
– C’est vrai qu’on les rouait de coups? Avec quoi les battiez-vous, à quelle place?
Mécontent, il nie les violences et s’efforce de détourner l’attention de ces dames sur la sollicitude des geôliers.
– Tenez, nous descendions au jardin par l’escalier que voici; remarquez la haute barrière pleine, fixée à la rampe: à quoi servait-elle, croyez-vous?
Et jouissant de leur perplexité, il dit avec son sourire vénérable:
– Mais à empêcher les détenus politiques de se suicider. Il y en a qui ont réussi; c’étaient des gens malins comme tout! Condamnés à une longue réclusion, ils tâchaient d’abréger le délai. On pique une tête dans la cage de l’escalier, et le tour est joué.
Dans le jardinet minuscule, un bain pour une seule personne, quelques arbres, des sentiers à peine visibles dans l’herbe qui les a envahis.
– Autrefois, ils étaient sablés, dit le surveillant avec un reproche à l’adresse des temps actuels. Pendant la guerre, des généraux s’y promenaient, des amiraux y prenaient le frais. Ceux-là, au lieu d’une cellule, ils avaient deux pièces, bureau et chambre à coucher; et ils mangeaient à leur compte des repas copieux. On leur laissait voir leurs épouses. Voyez, sur le mur de Pourichkévitch, il y a une longue poésie signée: «Le malheureux Vladimir Mitrofanovitch Pourichkévitch, orgueil de la contre-révolution».
Je me rappelle les deux derniers vers. «Les graines de la folie donneront les germes de l’esclavage…»
Les dames se jettent à corps perdu vers la cellule du geôlier, célèbre par ses croquis d’après les illustrations de la revue Niva: une jeune fille en jersey, la bouche en coeur; immense vue de Lucerne, détaillée comme un plan, avec indication des fenêtres sur les maisons les plus lointaines. Au-dessous du paysage, un distique: