Ah, si nous pouvions revoir ensemble
Les lieux où nous fûmes si heureux…
Au sortir du bastion Troubetskoï, un peu sur la gauche, se trouve la porte Vassilievski qui conduit par un tunnel à un terrain en contrebas. Un pont-levis établi sur le canal donnait accès au triangle du ravelin Alexéevski, édifice bas, comprenant quatorze petites cellules. C’est là qu’on enfermait les prisonniers inculpés des crimes les plus graves. Un geôlier spécial y était affecté, des gardes en assuraient la surveillance intérieure. Toutes les clefs étaient chez le geôlier, sans lequel personne ne devait pénétrer dans les cachots. Jour et nuit, un homme de service épiait les détenus par un judas pratiqué dans la porte. Personne ne s’est évadé de ces cachots.
Il y faisait si humide, que le 2 octobre 1873, comme l’inondation était imminente, deux détenus, Mikhaïl et Nétchaev, furent transférés isolément au bastion Troubetskoï sous la surveillance du geôlier Bobkov et d’une escorte armée, qui les gardèrent à vue jusqu’au point du jour.
Les dames, après avoir conféré à voix basse avec le surveillant, lui fourrent de l’argent dans la main. Il acquiesce en silence. Une des visiteuses se tourne vers moi:
– Venez avec nous, grand-père, nous aurons moins peur.
J’accepte d’un signe de tête, sans demander d’explications. Redescendus au rez-de-chaussée du bastion Troubetskoï, nous entrons dans une cellule dont le surveillant referme la porte sur nous.
– Regardez l’heure, pour que ça ne dure pas plus de dix minutes, s’écrie l’une des dames.
– Bien sûr, fait l’autre, un séjour plus long serait malsain, et quelques instants suffiront à donner une idée de ce que c’était.
– Fermez les yeux, mesdames, rouvrez-les… Ah, que c’est passionnant, cette évocation!…
Le surveillant se vexe, en professionnel honnête, et dit à ces femmes bavardes:
– Taisez-vous, mesdames! Défense de parler et de rire! Je mesure le cachot: dix pas de longueur, cinq de large.
Pas d’autres couleurs que le blanc sale du plafond et le gris des parois. La fenêtre munie d’une triple grille, donne sur un pan de mur crasseux, tout proche. Un lit et une table boulonnés au sol, une lampe vissée dans une niche, derrière une vitre, pour que le détenu n’essaye pas de se brûler vif. Des habits en toile de sac, une blouse grossière. Une maigre couverture…
Les cellules de Mikhaïl, enfermé d’abord au nº 2, puis au nº 13, étaient pareilles à celle-ci, quoique plus humides encore.
Cependant, au dire des détenus, ils entendaient là des sons plus distincts et plus variés, ce qui aggravait le supplice de la réclusion; le vent leur rapportait parfois même la musique du Jardin d’Été.
Que devait éprouver Mikhaïl, vêtu de pierre, lorsque les années eurent changé sa jeunesse en maturité, puis amené le déclin de l’âge, toujours dans ce réduit de dix pas sur cinq?
Rester là, en sachant que derrière deux murs à peine, un beau fleuve roule ses flots puissants où des bateaux cinglent vers tous les ports du monde par la Baltique, que ses rives se couvrent d’édifices, que le savoir humain s’enrichit par l’expérience des guerres, par le cours de la vie quotidienne et par l’instruction!
Cette vie abondante et variée, ce n’est pas Mikhaïl qui l’a vécue, c’est moi, son ancien ami qui s’est conduit en traître. Oui, traître est le mot, c’est ma propre conscience qui me le souffle. Et que la juste Némésis me châtie!
Je laisse au lecteur versé dans la psychologie le soin de classer les communications qui vont suivre. Neurasthénie sénile ou ébranlement excessif de tout mon être, je sais trop bien ce que je sais, le fait est indéniable.
Un caprice de gens curieux m’a fait demeurer dix minutes seulement dans une cellule. Mais le supplice du détenu, l’humidité rampante, séculaire, m’ont pénétré de la racine des cheveux à la plante de mes pieds enflés. Le supplice de ces murailles m’a vêtu de pierre. Et je n’en sortirai plus.
Que je passe vingt ans dans cette geôle invisible ou les deux ou trois années qu’il me reste à vivre, j’ai la certitude de subir jusqu’au bout la peine de Mikhaïl, d’endurer ses horribles souffrances qui seront portées en entier sur le livre noir de ma destinée, comme elles l’ont été sur le sien.
Lecteur, la prédiction de Mme de Thèbes, la cartomancienne, s’est accomplie.
Vêtu de pierre, ainsi que Mikhaïl le fut en 1861, je prends sa place en 1923.
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre I Vroubel-le-Noir
Serguéi Roussanine et Mikhaïl Beidéman ne font qu’un. Ce n’est pas d’emblée que j’ai appris à connaître la pénétrabilité des corps, la possession d’une personnalité par une autre. Cela remonte au temps où je suis devenu le fils de la mère de Mikhaïl, le mari de son épouse momentanée. Pour le reste… je n’en dirai rien. Bref, obsédé par la personnalité et le destin de Mikhaïl, je m’identifie parfois à lui, au point d’oublier mon nom pour prendre le sien.
C’est ainsi que la semaine passée, comme j’allais acheter au marché cinq livres de pommes de terre, le vertige m’a fait asseoir sur le parvis de cette église où on avait découvert en 1917 une mitrailleuse sur le clocher et hissé à sa place un drapeau rouge. Moi, je ne me souviens pas de mon état, mais au dire d’Ivan Potapytch, informé par ceux qui m’ont conduit à l’asile d’aliénés, je serais resté là avec mon sac jusqu’au soir, éveillant la compassion des marchandes. Le Russe, on le sait, est aussi charitable que cruel. Les bonnes femmes m’ont donné à manger et voulaient me ramener chez moi, mais je leur ai déclaré que je n’avais pas de domicile, venant d’être élargi de la forteresse Pierre et Paul. J’y avais été enfermé du temps du tsarévitch Alexéi Pétrovitch, disais-je, et m’y étais constamment employé à attraper les souris sur les pieds de la princesse Tarakanova. Malgré le danger mortel qui la menaçait, elle avait longtemps gardé sa candeur féminine et moins redouté l’inondation de son cachot que les souris qui sautillaient en masse sur le velours rouge de sa robe de bal.
Je me rappelle fort bien l’asile d’aliénés. Quand le médecin chef me demanda qui j’étais, j’évoquai aussitôt le plus joli moment de la vie de Mikhaïl et, les épaules relevées, je m’en allai d’un pas léger à l’autre bout de la pièce, comme pour inviter à une contredanse Véra Lagoutina. Je me présentai ensuite avec un salut cérémonieux.
– Mikhaïl Beidéman, élève du troisième corps de l’école Constantin.
Et j’ajoutai en français:
– Mieux vaut tard que jamais!
Cela signifiait que je voulais réparer tous mes torts envers mon ami, à commencer par la jalousie que m’inspirait sa beauté.
Le médecin-chef et ses aides, si utiles qu’ils soient, ne sont que des fourmis laborieuses, à l’horizon étroit. Ils me crurent fou et me firent mettre dans une baignoire. Mais les autres prétendus malades m’avaient fort bien compris et m’acclamaient.
Quant au peintre Vroubel, que j’aime entre tous, il m’aborda sous l’aspect d’un escogriffe à barbe noire et me dit: