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– Je suis ainsi depuis l’affranchissement définitif que m’a révélé ma dernière œuvre: le portrait de Valéri Brussov. Mais vous m’avez reconnu, à ce que je vois, je vais donc vous expliquer un de mes tableaux. À ce soir.

Je suis content d’avoir passé une semaine parmi les fous. Comme je l’avais soupçonné, là aussi les étiquettes des choses terrestres sont interverties, et ces fous sont les plus libres des hommes. Ils ont jeté bas le masque. Car enfin, le tout est de vaincre l’espace. Les gens masqués avancent en ligne droite, tandis que nous, nous sommes pareils aux crabes… Mais je n’ose en parler que par allusion.

Voici comment débute la pénétrabilité des corps, leur possession par d’autres: le coude gauche plié à 45°… comme un poignard, et d’un élan, vos talons s’emboîtent dans ses talons à lui, votre sinciput dans le sien. C’est toujours ainsi que je procède pour m’identifier à Mikhaïl, et il en résulte une légère nausée.

Vroubel a, paraît-il, fait de même avec l’escogriffe à barbe noire. Il me l’a conté ce soir-là, en expliquant la raison de sa métamorphose. Mais nous y reviendrons; pour l’instant il me faut aller en ligne droite, afin que le lecteur me comprenne, c’est-à-dire continuer ma narration dans le style usueclass="underline" proposition principale séparée de la subordonnée par une modeste virgule.

À part mes entretiens prolongés avec le peintre sur des sujets que nous comprenions l’un et l’autre, mais qui faisaient sourire le médecin chef, on ne trouva rien de bizarre dans mon comportement. Et puis, le troisième jour, je mis le masque, et après m’être excusé d’avoir importuné le personnel médical, je demandai poliment à rentrer chez moi, supposant Ivan Potapytch et ses braves petites filles inquiets de ma disparition. Je me bornai à répondre aux questions, je donnai le numéro de téléphone d’Ivan Potapytch. Il est aujourd’hui gardien à la Coopérative et, selon la tendance actuelle à l’égalité absolue, il peut téléphoner aux institutions, tout comme son chef supérieur. Il fut très heureux de me revoir et s’empressa de m’offrir une belle pomme, en spécifiant, méticuleux comme toujours, que cette année les pommes coûtaient moins cher que les concombres.

Le médecin chef autorisa Potapytch à m’emmener à la maison, en lui recommandant de ne plus me laisser sortir.

– La congestion cérébrale peut se répéter, dit-il, et le vieux risque de passer sous un tramway.

J’allais répliquer au docteur que je pouvais ôter mon masque quand bon me semblait, et qu’il n’y avait donc pas lieu de qualifier de congestion cérébrale ce moyen d’élargir ma conscience… Mais je préférai me taire. Obstinés comme ils sont dans leurs notions tronquées, ils m’auraient encore replongé dans la baignoire. Or, j’avais hâte de rentrer pour prendre du thé avec ma pomme et noter la merveilleuse découverte de Vroubel, si importante pour le genre humain.

Mais procédons par ordre, pour faire comprendre au lecteur comment on cesse d’être «vêtu de pierre».

La communion par la pensée en dépit de l’espace et du temps, destinée à figurer un jour au chapitre des calculs mathématiques et dont l’enseignement sera plus en vogue que celui de la rythmique, j’en ai ressenti l’effet dès 1863, quand j’accompagnais en Crimée la mère de Beidéman.

Après que notre tentative puérile de délivrer Mikhaïl eut échoué en causant la mort de Piotr, sa mère éprouva soudain une défaillance physique, qui pourtant n’affecta en rien son moral. Comme son malaise (un trouble aigu de l’activité cardiaque) empirait à vue d’oeil, elle nous déclara qu’elle voulait recourir sans retard à un dernier moyen: demander personnellement à l’empereur la grâce du détenu. Me sentant pour elle une piété filiale, je ne pouvais me résoudre à la laisser voyager seule, et je l’escortai.

Elle tomba sérieusement malade. Nous fûmes contraints de descendre dans une affreuse petite ville et loger à l’hôtel.

C’est alors que cela se produisit…

Il y a beaucoup à apprendre d’un moribond qui a quelque chose à dire. Car tout ce qui nous assimile les uns aux autres ou nous crée des avantages dans le domaine de l’instruction, du savoir-vivre, etc., – ce qu’on appelle de nos jours les «valeurs culturelles» – tout cela s’efface devant la mort, le plus grand des mystères, quelle que soit la façon dont on l’envisage.

Le seul avoir que l’homme garde jusqu’à la fin, c’est la capacité de son âme. Or, l’âme de cette mourante contenait un monde ardent.

Lorsque, après un violent accès, elle comprit qu’elle n’atteindrait pas la Crimée, tout son être exprima une indicible souffrance. Mais, livrée à elle-même, elle ne tarda pas à retrouver son empire. Exempte de cette dévotion féminine qui se cramponne au prêtre, sa confiance dans la sagesse et la bonté suprêmes auxquelles tend le monde malgré les adversités de la vie, était si absolue, qu’elle lui assurait la paix pour elle-même et lui donnait l’amour indulgent d’une mère pour tous ceux qui l’approchaient.

Peu loquace et – comme toute nature recueillie – attentive au moindre déséquilibre des autres, elle profita des répits que lui accordait son agonie, pour m’amener par des questions simples, dont pas une ne s’avéra futile, à faire le bilan de mes réflexions et de mes sentiments. Elle avait le talent d’aider et d’offrir sans rien imposer…

Ne s’agit-il pas là de ces traits, si charmants chez une âme à la fois naïve et sage, et que le sceptique le plus blasé découvre dans les dialogues de Marguerite et de Faust?

Les femmes auront beau se couper les cheveux, fumer des cigarettes, les mains aux hanches, et rédiger des traités à l’égal des hommes, leur qualité propre sera toujours cet amour maternel qui embellit le monde des vivants. Ce sera ainsi dans l’avenir, comme cela fut dans le passé!

Cette vieille femme qui se mourait, minée par le chagrin, était comme une artiste obligée de porter de lourdes pierres tout le jour et pouvant se consacrer seulement le soir à son travail préféré.

L’harmonie, fondement d’une âme noble, prêtait une grâce ineffable à son être intérieur qui s’en allait.

– Stécha! dit-elle à la femme de chambre, en lui montrant la bouilloire bleue que celle-ci venait d’apporter. Stécha, bouche le bec avec un tampon d’ouate propre. Au retour de Sérioja, le thé sera refroidi, et si j’étais morte, je ne pourrais plus te dire de le réchauffer.

Mais je revins à temps, heureusement…

Ah, cette dernière joie terrestre qui illumina à mon entrée son visage serein! Craignant qu’il ne fût trop tard, elle ôta bien vite une clef pendue à son cou et me fit signe de lui apporter sa cassette de noyer. Je l’ouvris; elle me remit une enveloppe en gros papier gris, portant en suscription: «Larissa Polynova».

– Cette femme a aimé Mikhaïl, elle fera ce que je n’ai pu faire… Elle a ses entrées à la cour. Vous la trouverez sans peine à Yalta.

Puis la malade ferma les yeux. Son souffle devenait toujours plus saccadé, les battements du cœur se voyaient à travers la blancheur de la camisole. Elle ne pouvait rester étendue. La tête haute, elle ouvrit, face à la large fenêtre, ses yeux bleus soudain rajeunis.

Le couchant déployait sa pourpre dans le ciel où le grand soleil semblait lourd et fumeux. Je me rappelai subitement, avec une douloureuse angoisse, l’inoubliable couchant du jour de la promotion, quand j’avais rattrapé Mikhaïl dans la cour de l’école militaire. La ressemblance était complétée par l’éclat aveuglant des vitres.