«Que devient Mikhaïl? Sent-il que sa mère est en train de mourir?»
Elle se souleva dans son lit, comme pour suivre le soleil à son déclin, et me dit à voix basse, mais distinctement:
– Sérioja, allons voir mon fils!
Elle serra mes mains dans les siennes.
Je revins à moi le lendemain, dans le lit de ma chambre d’hôtel. Le docteur qui prenait mon pouls, me défendit de me lever et de m’agiter; il me raconta ensuite que la veille au soir, vers huit heures, après le coucher de soleil, on m’avait trouvé sans connaissance dans un fauteuil au chevet de la vieille madame Beidéman. Morte, elle me tenait toujours les mains. On avait eu de la peine à me dégager.
Je n’en demandai pas davantage et ne leur dis pas toute la vérité. Mais je vais le faire maintenant.
À peine m’avait-elle pris les mains, que le soleil se coucha laissant un éclairage étrange, diffus, tel qu’on n’en voit que dans les rêves.
J’étais avec elle dans une barque, je souquais sur les rames tant que je pouvais. Nous traversâmes en un clin d’oeil la Neva et atteignîmes la porte Nevski de la forteresse Pierre et Paul. Je me demandais pourquoi nous n’étions pas entrés par la porte principale. Mais elle me la montra de sa main légère, et j’aperçus une foule massée le long des remparts. Nous n’aurions point passé là par terre ferme. Les paysans des régions de Novgorod, d’Olonetz et de Pétersbourg s’affairaient dans l’eau jusqu’à mi-corps. À défaut d’outils et de brouettes, ils creusaient la terre avec les mains et, n’ayant pas de sacs, la montaient sur les remparts dans les pans de leurs chemises. Ils avaient des faces livides, d’énormes yeux blancs. Leurs longues dents jaunes claquaient de froid. Ils me faisaient grand-pitié, mais je réalisai aussitôt que la mère de Beidéman et moi étions invisibles, sans quoi nous aurions inévitablement attiré l’attention de deux cortèges pompeux surgis devant nous: à gauche, du côté de la tonnelle, l’impératrice Catherine Première avec ses dames d’honneurs; à droite, le grand tsar Pierre montant au clocher avec sa suite, pour écouter le carillon de l’horloge.
Je n’étais nullement surpris de voir des personnages morts depuis des siècles: ils étaient, comme moi, dans le temps. Or, qu’est-ce que le temps? une fiction.
Le tsar Pierre redescendit du clocher avec ses courtisans, et après avoir rallié sur la «place de danse» l’escorte de Catherine, il marcha à grands pas vers la maison de l’aïeul de la flotte russe, tout en plaisantant avec une jolie demoiselle d’honneur. Lorsque nous fûmes parvenus à la grille du bastion Troubetskoï, la princesse Tarakanova, les mains jointes au-dessus de sa tête pâle, tomba à genoux devant madame Beidéman. Une précieuse dentelle et des lambeaux de velours pourri couvraient à peine sa belle nudité. La mère de Mikhaïl lui apposa sur la tête sa main légère, telle une abbesse donnant en passant l’absolution à une novice fautive, et nous nous remîmes en route. Quant au tsarévitch Alexéi, il nous suivait de loin à pas de loup. Sa longue tête rentrée dans les épaules, il nous fixait d’un regard malveillant. Nous passions entre la Monnaie et le bastion Troubetskoï. Une grande porte nous barra le chemin; nous la franchîmes je ne sais comment, car elle était fermée. Une autre apparut, celle du ravelin Alexéevski. Elle s’ouvrit d’elle-même, comme une énorme gueule béante. Nous pénétrâmes sous la voûte aménagée dans l’épaisseur de la muraille, traversâmes un canal aux eaux noires. Voici un édifice sans étage, de forme triangulaire, aux fenêtres éclairées.
Deux silhouettes surgirent devant le dernier portillon. La plus haute, en capote de médecin-major, marmottait d’une voix sépulcrale.
– Je suis vieux, ma tête a blanchi à ce poste, mais je ne me souviens pas d’avoir vu quelqu’un sortir d’ici pour aller ailleurs qu’au cimetière ou à l’asile d’aliénés!
Et il éclata d’un rire sardonique.
La pauvre mère se couvrit le visage des deux mains, dans un geste de désespoir; je tâchai de la réconforter:
– Cela ne nous regarde pas, c’est Vilms, le médecin de la prison, une brute indigne de son charitable métier, qui a adressé jadis ces paroles cruelles aux narodovoltsy [6].
Sans doute, chacun ici reste figé dans son crime, ainsi que dans les cercles infernaux de Dante.
– Entrez, puisque vous voilà! nous cria furieusement un autre spectre ignoble, qui leva sa lourde poigne, comme pour frapper; puis il l’abaissa en agitant ses doigts courts. Ses yeux de reptile, aux prunelles glauques et ternes, nous regardaient sans cligner, avec une cruauté stupide.
– Sokolov, – j’avais reconnu le geôlier, – conduisez-nous auprès de Beidéman!
– Si vous avez un laissez-passer, je veux bien; sinon, je vous bouclerai à votre tour, répliqua-t-il, mais à ce moment la lune bleue descendit du ciel pesant comme une coupole d’émail.
La lune nous recouvrit…
À peine franchi le seuil du cachot de Mikhaïl, je me retournai instinctivement pour voir si je pourrais ressortir.
Des barreaux de fer rayaient de leurs ombres noires les vitres mates. Les murs, très humides, semblaient tendus de velours sombre jusqu’à hauteur d’appui. Je les touchai du doigt et écrasai une infecte moisissure verdâtre.
À gauche il y avait un énorme poêle revêtu de carreaux de faïence, dont la bouche donnait sur le couloir; un vieux lit en bois était placé contre le mur d’en face. Quelqu’un gisait là, par terre, sans connaissance.
«C’est Mikhaïl», me dis-je, et j’allais m’élancer vers lui, lorsque sa mère m’entraîna loin de la porte. Il était temps: le volet du judas se souleva, on regarda au travers. Les verrous grincèrent, le docteur entra, accompagné de Sokolov et des gardiens. Ceux-ci relevèrent l’homme étendu. Son visage était violacé, un linge attaché au montant du lit lui serrait le cou. Le docteur le dégagea et lui fit la respiration artificielle. Le sang jaillit de la bouche et du nez. Le visage devint blafard.
Je reconnus Mikhaïl. Une maigreur squelettique accentuait les pommettes; le nez fin et busqué était tendu d’une peau jaune de cadavre. Les yeux, dont les tourments avaient éteint le fier éclat, fixaient l’espace d’un regard morne, où couvait un timide espoir.
– Suis-je mort? demanda-t-il. Aurais-je réussi?
– Oui, à perdre la raison! répondit rudement le docteur. Enlevez-lui le linge et les draps pour l’empêcher de recommencer…
Les gardiens ôtèrent les draps, Mikhaïl se souleva, les yeux étincelants de rage; on pouvait s’attendre à tout… C’est alors que sa mère s’avança vers lui, les bras tendus.
– Maman, enfin! Incapable de contenir sa joie, Mikhaïl sanglota comme un enfant, malgré la présence des étrangers.
– Le voilà calmé sans camisole de force… dit un gardien.
– Il est affaibli, la nuit il se tiendra tranquille, conclut le médecin, et il sortit, suivi des gardiens qui emportaient les draps et le linge de toilette.
La porte fut de nouveau verrouillée. Une veilleuse puante éclairait faiblement le corps décharné du prisonnier, allongé sur la paillasse crasseuse. Ses yeux déments brillaient, des larmes sillonnaient ses joues exsangues, il bredouillait d’une voix monotone comme le bruit d’un balancier.
– Maman, emmène-moi, maman, je vais périr…