– Qu’est-ce que tu fais là, Serguéi Pétrovitch? Tu écris en dormant, ou quoi? C’était Ivan Potapytch qui me secouait par les épaules. Viens prendre le thé.
Je revins à moi. Le silence régnait alentour. Les fillettes dormaient. Je bus du thé avec Potapytch. Puis il alla s’étendre sur le divan. Moi, quand tout le monde est couché, je fais mon lit sur le plancher.
– N’oublie pas d’éteindre l’électricité! me dit Potapytch. Ça se voit de la rue, pour peu qu’un voisin nous dénonce, on nous coupera le courant.
Il masqua la fenêtre d’un vieux tapis. Je relus mon manuscrit. Comment y faire la part de la vérité et de l’hallucination? demandera-t-on. Que le lecteur curieux me dise d’abord ce qu’on doit considérer comme vrai; ce qui vous arrive sans vous érafler l’âme le moins du monde, où ce qui, à peine aperçu, se grave à jamais dans votre mémoire, comme la vérité la plus indispensable, la plus éclatante?
La vérité n’est-ce pas ce que l’on peut palper? Eh bien, cette vérité-là, c’était la grosse enveloppe grise contenant la lettre que la mère de Mikhaïl avait adressée à Larissa Polynova, dans l’espoir qu’elle irait solliciter à sa place l’empereur.
Quant à l’escogriffe à barbe noire qui se faisait passer pour Vroubel, c’est peut-être une vision de rêve. Mais, on le sait bien, c’est le rêve qui a permis de découvrir l’Amérique, et pas seulement l’Amérique…
Chapitre II Le Dieu des chèvres
Il y a longtemps que je n’ai plus écrit. J’endurais le supplice de Mikhaïl. J’étais vêtu de pierre, comme le bastion Troubetskoï. J’étais partagé en cellules et enfermé dans l’une d’elles… Ivan Potapytch m’apostrophait jour et nuit.
– Si tu vas encore te fourrer dans le placard, je te mène à l’asile d’aliénés.
Agacé par cette rengaine, j’ai réintégré le temps, j’ai remis le masque et repris la plume. Ce que les gens craignent le plus, c’est la suppression du temps.
Ivan Potapytch a reçu tantôt la visite d’un médecin qui m’a parlé sans obtenir de réponse. Il a dit à Ivan Potapytch qu’on observait de nos jours un nouveau genre de folie dû à l’institution de l’heure légale. Les gens s’effarent comme si la terre s’ouvrait sous leurs pieds. Une dénommée Agafia Matvéevna, atteinte de folie douce, avait été emmenée à l’asile: elle refusait de manger et de boire.
– Est-ce que je sais, disait-elle, où iront ensuite la nourriture et la boisson! Si les montres elles-mêmes sont faussées, à quel saint se vouer?
En ce qui me concerne, j’ai constaté le phénomène suivant: lorsque les dates se confondent dans mon souvenir et que je sens l’impénétrable traversé de part en part, en sortant du cachot de Mikhaïl pour me promener, je volette au lieu de marcher comme les autres.
Je monte chaque jour plus haut. Presque aussi leste qu’un moineau gavé de son, je pourrais déjà me poser sur le poêle.
Mais ce vol me fait peur.
Ivan Potapytch, homme conscient, ne reconnaît plus aucune Église, mais il ne tolère pas les indécences. Vous me voyez, à mon âge, perché sur le poêle… Que dirait-il à ses connaissances? Or, comme je ne tiens pas à quitter la maison avant terme, il ne me reste qu’à reconnaître de nouveau le lest des jours et des mois, et à fouler la terre.
Selon la remarque très juste d’Ivan Potapytch, la plume et l’encre me conduisent par la main comme des nounous, sur un sol uni… Soit, je reprends donc mon récit…
Ce fut seulement au début du printemps que je pus faire la commission de madame Beidéman. Ayant redemandé un bref congé, je filai d’un trait à Yalta, pour joindre Larissa Polynova. La grosse enveloppe grise était dans mon sein. Je trouvai sans peine la demeure de cette dame. Toute la ville la connaissait. Je m’attendais à voir une personne sans attraits, une sorte de bas-bleu aux cheveux courts, mais je me trompais…
Les genêts d’or et les fleurs rouges des arbres de Judée qui recouvraient les coteaux d’un somptueux tapis, éclipsaient les couchers de soleil. Toute la palette de la nature figurait dans cette floraison exubérante. Le lierre sombre et luisant enlaçait comme un serpent les rochers énormes, les grappes tendres des glycines tachaient de mauve son dur feuillage. Les roses flambaient partout, pourpres, blanches ou orangées comme l’intérieur des grands coquillages méditerranéens. Elles resplendissaient dans les jardins, grimpaient sur les toits, retombaient au-dessus des fenêtres ouvertes, tissaient sur les murs des gobelins aux nuances exquises.
La ville tout entière était une corbeille de roses. Soutenues par des treillages, dans les allées des parcs, elles faisaient scintiller au lever du soleil les diamants de la rosée et répandaient dans l’air un arôme de thé. Je passai deux nuits à errer dans les montagnes comme un fou. Enfin je trouvai bête de ne pas comprendre ce qui m’était arrivé, et je compris.
Dès que j’aperçus Larissa, je tombai amoureux d’elle. Si Mikhaïl avait été son amant, je le serais aussi. S’il n’avait eu avec elle que des entretiens au clair de lune, il en serait de même pour moi.
Quel rapport y avait-il entre ces conditions? Je ne saurais le dire, mais il y en avait un, c’est sûr.
Pour connaître à fond le caractère d’un être humain, il faut se mettre au même degré d’intimité avec un de ceux qu’il s’est choisi pour complément. Cela concerne aussi bien les hommes que les femmes.
Je comptais apprendre de Larissa pourquoi Mikhaïl avait fui l’amour personnel. Sur quelle enclume du destin s’était donc forgée son énergie révolutionnaire? Car enfin, seules les causes purement personnelles engendrent les qualités et les défauts de l’humanité…
Mais je n’avais pas le loisir de philosopher. Profitant de mon bref congé, je devais, selon la formule lapidaire des anciens, venir, voir, vaincre.
Bien que Larissa Polynova fût une jeune veuve de réputation assez frivole, j’étais fort embarrassé et très peu sûr de moi. Elle habitait en dehors de la ville, au pied des montagnes, près d’une ancienne forteresse génoise. Riche, indifférente à l’opinion, elle menait une vie très indépendante, extraordinaire pour l’époque. Venu à cheval vers la maison que m’avait indiquée le premier passant rencontré, je mis pied à terre et, ne sachant où attacher ma monture, je m’adressai à une jeune fille en blouse brodée et jupe sombre, les cheveux protégés d’un fichu à la mode ukrainienne, qui arrosait des plates-bandes. Je l’avais prise pour une domestique.
– Où dois-je mettre mon cheval, ma chère, et pourrais-je voir votre maîtresse, madame Polynova?
– Attachez le cheval à la clôture, il n’y a pas de voleurs par ici. Quant à ma maîtresse, c’est moi-même, ne vous en déplaise.
Un sourire éclaira son visage, si singulier que je n’aurais su dire s’il était beau ou non.
– Je suis Larissa Polynova, veuillez entrer.
La demeure ne ressemblait pas à un de ces joujoux d’architecture si fréquents parmi les maisons de campagne; bâtie en belles briques, dans le style des cottages anglais, elle était simple et confortable. De nombreux livres couvraient les rayons des bibliothèques.
Une soubrette correcte, d’allures pétersbourgeoises, me servit du café. Mon hôtesse, sans changer de costume, se contenta de laver ses mains salies par le terreau, me rejoignit aussitôt et demanda avec un naturel charmant: