– On vous a chargé d’une commission pour moi?
– Oui, je vous apporte une lettre.
Je ressentis soudain cette irritation d’amour-propre qu’éprouve un homme en face d’une belle femme sans affectation, qui se permet de continuer son train de vie en présence du visiteur, sans manifester aucunement l’émotion qu’il pensait lui inspirer par sa venue… Elle passe à travers lui, comme s’il n’avait pas de corps.
Larissa me regardait tranquillement de ses yeux gris, un peu bridés. Elle avait des traits assez menus, agréables, une peau éblouissante; ses cheveux d’un roux foncé, libérés du fichu, semblaient imprégnés de soleil. Ils lui tombaient jusqu’aux genoux en une tresse magnifique qui lui donnait l’air d’une jeune fille. Grande et robuste, admirablement faite, telle la Madeleine du Titien, elle respirait le calme et l’aisance dans tous ses mouvements.
Il me prit la fantaisie de troubler cette quiétude en lui disant à bout portant, alors que je lui remettais la lettre:
– C’est la défunte mère de Mikhaïl Beidéman qui vous supplie d’intercéder en faveur de son malheureux fils: depuis trois ans, il languit dans un cachot.
Imperturbable, elle attendait ce que j’allais encore lui dire.
Croyant m’être mal fait comprendre, je m’écriai:
– Une lettre de madame Beidéman! Vous n’avez certainement pas oublié son fils, car vous l’aimiez…
Elle sourcilla, rougit lentement, prit la lettre et, devenue raide et altière, sonna. La femme de chambre – celle-là même qui m’avait servi le café, auquel je n’avais d’ailleurs pas touché – vint prendre les ordres:
– Macha, détachez le cheval de la clôture et indiquez au lieutenant le chemin le plus court pour retourner en ville.
Et sans me laisser ajouter un mot, elle se retira dans sa chambre avec un imperceptible salut. Tout bête, je suivis la domestique.
SUITE DU DEUXIÈME CHAPITRE
J’errais dans les montagnes comme une âme en peine. Tout ce que j’avais éprouvé – mon amour sans espoir pour Véra, ma sympathie pour Mikhaïl, changée en haine – me faisait l’effet d’un livre captivant mais déjà lu. Je comprenais enfin que j’étais jeune, que l’avenir m’appartenait, riche en joies et en peines personnelles. À quoi bon vivre les émotions des autres, tel un vieillard refroidi?
J’avais tenu ma promesse à la mère de Mikhaïl. Mais la femme qui jusque-là m’avait intéressé seulement comme un moyen pour déchiffrer la psychologie étrange de mon ami, me fascinait à présent par elle-même. Fallait-il qu’une allusion indélicate à son ancien amour nous brouillât dès le début et me fît chasser de sa maison! Au demeurant, n’était-ce pas cette exécution irritante qui avait enflammé en moi les explosifs multiples dont se compose la passion?
Toutes mes promenades, quel que fût leur point de départ le matin, aboutissaient le soir aux ruines de la forteresse génoise. Pendant deux jours, les fenêtres de la villa restèrent fermées: la propriétaire était absente. Puis elles s’ouvrirent toutes, quelqu’un jouait du Chopin au piano. Un jeu déplorable, irrégulier, tumultueux. Je m’en réjouis en pensant: «Si c’est elle, je ne l’aime plus et me revoilà libre.» Mais ce n’était pas elle. Comme la première fois, je ne la reconnus pas, bien que son «bonjour!», jeté d’un ton rieur, me la montrât tout près, sur des rochers. Vêtue d’un large pantalon et d’une jaquette tatares, elle tenait à la main une canne ferrée et une petite valise. Son regard était bienveillant, comme s’il ne s’était rien passé entre nous.
– Où allez-vous? hasardai-je.
– Porter des simples à un vieux berger de mes amis. Nous avons rendez-vous chaque été.
Je ne sais comment, j’eus l’audace de lui dire:
– Emmenez-moi!
Elle réfléchit un peu, me toisa et répondit:
– Bien, mais à condition que vous gardiez le silence tout le long du chemin. Quand je suis en excursion, j’ai horreur du bavardage.
– Je serai sourd-muet.
– Il suffira d’être muet jusqu’à la cabane aux chèvres; là, vous pourrez parler.
Je lui pris sa valise et nous nous mîmes en route.
Le sentier montait en pente douce. À droite la mer bleue, à gauche les cornouillers crochus, cramponnés à nos pieds, parmi les clématites et les églantiers en fleurs. Les roches grises amoncelées semblaient précipitées par des géants du haut d’un mont abrupt, dont le profil rappelait un chameau accroupi. Il y avait là des pliantes aux feuilles parfumées, une variété d’edelweiss aux corolles poudrées d’argent. Des pins bas et recroquevillés couraient la montagne bossue.
Je revois leurs troncs bizarrement contournés, sans écorce, d’un gris mauve.
Certains, cambrés en leur milieu, s’arc-boutaient de leur cime contre le roc, éparpillant alentour leurs cônes et leurs branches sombres. Ces arbres noueux et tourmentés m’emplissaient d’un rêve romantique: ils éveillaient en mon souvenir un chant de Dante, que j’avais appris par cœur sur l’insistance de ma tante la comtesse Kouchina, et que j’aimais beaucoup; oubliant ma promesse de rester coi, je m’exclamai soudain en montrant à Larissa les pins tordus:
– Ce sont les infirmes insoumis du cercle infernal, les âmes des suicidés enfermées dans le bois!
– Ça y est, fit Larissa avec un dépit sincère, comme si je l’avais tirée d’un beau songe. Laissez là les livres et les pensées. Si vous réfléchissez, vous ne comprendrez rien à ce pays… Ou tout au moins, évitez de m’importuner.
– Pardon, je ne le ferai plus, dis-je. Moi aussi, j’aime la nature…
Je disais des bêtises et le savais, mais peu m’importait: je ne sentais plus la proximité de Larissa. Le piquant de son être avait disparu. Il me semblait la connaître depuis des années, lui être apparenté et revenir avec elle au pays, comme deux enfants.
Nous marchions toujours. En haut de la crête, nous vîmes les montagnes découper dans l’azur léger du ciel leurs créneaux où veillaient des dragons pétrifiés. Des ruisseaux gambadaient sur les pierres, tels d’espiègles écoliers jouant au cheval. L’air était à la fois vif et torride. Et en pénétrant dans la pénombre verte d’un profond défilé, j’avais l’impression d’entrer dans le sein de la terre. Nous nous assîmes sur un rocher; enivré par la senteur des herbes, je dis:
– Ah, si on pouvait retourner à la terre nourricière, dans ses sombres entrailles, pour ne plus penser, ni savoir, ni sentir…
– C’est le dieu des chèvres qui exerce sur vous ses charmes, dit Larissa. Nous sommes dans son royaume… Mais taisez-vous, taisez-vous.
Elle restait immobile. Son visage avait le sourire étrange et fascinant des statues archaïques. C’était la déesse de la terre elle-même, qui me communiquait sa force en un flux continu comme la chaleur de midi.
– Montons plus haut, dit-elle en se levant, et elle reprit sa marche silencieuse. Je lui emboîtai le pas.
Nous avions atteint un lieu que l’homme n’avait jamais foulé, semblait-il; aucun souffle de brise ne froissait la splendeur de l’herbe fleurie, des iris et des œillets sauvages. Le soleil faiblissait. Le mystérieux échange de couleurs s’accélérait entre le ciel et les pins dont la ramure dense absorbait la nappe bleue et s’en revêtait comme d’un voile de noces.
– Voici la cabane aux chèvres, dit Larissa. Je vous rends le don de la parole.