TOUJOURS LE DEUXIÈME CHAPITRE
À propos de douzaine et d’unité
C’est aujourd’hui seulement, un demi-siècle plus tard, quand Vroubel-le-Noir m’eut expliqué l’essentiel, que je réalise le non-sens de ce qui m’est arrivé à la cabane aux chèvres. On n’a jamais que deux issues, pas davantage, le reste est secondaire.
Écoutez donc: il existe une vieille église près de l’asile d’aliénés où Vroubel-le-Noir a été enfermé, pour avoir déclaré pendant la liturgie que c’était lui le maître de ce sanctuaire dont il avait décoré les murs. Il avait repoussé le métropolite qui officiait, et pris sa place à l’ambon. Or, c’est exact que sur la voûte en berceau du chœur il y a une de ses peintures, qui est une révélation pour tous. Il m’a appris la bonne manière de la regarder…
Au coucher du soleil, on grimpe vite par le petit escalier, en observant les travées par une baie étroite, pour redescendre à temps. On ferme les yeux tout à coup et on les rouvre en face du jeune prophète imberbe qui a déjà le regard d’un démon… Il est prêt à s’envoler, comme celui qui s’est brisé dans sa chute, en semant sur les rocs ses plumes de paon.
Au-dessus du prophète, ils sont douze, assis en rangs serrés, leurs pieds nus implantés dans le quadrillage du tapis. Une vie merveilleuse anime les mains, qu’elles soient posées sur les genoux, comme chez le vieux de droite, ou pressées contre la poitrine, ou jointes pour la prière.
Mains et pieds soutiennent les corps. N’eût été leur force prodigieuse, les corps se seraient tordus à terre.
Vroubel-le-Noir me présentait une grande photographie de ce tableau et m’en dévoilait le secret, aux ricanements des profanes.
Il imitait à tour de rôle les gestes des douze.
– Les hommes se croient innombrables. Leur nombre est pourtant limité. Ils sont douze. Et tous se classent d’après ces jalons, comme les soldats d’après les armes: ceux de Pierre tirent l’épée; ceux de Jean savent et se taisent; ceux de Thomas ne font que toucher les choses du doigt. Tout ce qui est disséminé en menus détails dans l’humanité entière, se condense dans ces douze prototypes. Trouve le tien, lève-toi à son instar. Joins doucement tes mains pour les ignorer, ferme les yeux et concentre tes forces sur un point unique: soleil, arrête-toi!…
Il frappe le tableau de son dernier rayon, une lumière aveuglante ruisselle… deux cent mille bougies. Ha, ha… Électrification du centre! Qu’est-ce que vous croyez que c’est? Une innocente fresque pour les dévots? Et qui l’a peinte, selon vous? Le célèbre Vroubel, pour que vous puissiez pleurer et vous repentir tout votre saoul… Ah bien oui! C’est un camouflage, un attrape-nigaud. Il y en a pourtant un qui a cru voir le néant sous le voile d’Isis…
Vous avez lu le journal? L’article de tête est excellent; j’en ai copié cette phrase mot à mot:
«Nous sommes sur le point de résoudre le problème de la transmission de l’énergie sans fil.»
Eh bien, cette énergie sans fil peut ruisseler sur chacun de nous, comme sur la fameuse fresque, en un faisceau dont la forme rappelle un cocon de ver à soie… Quant aux nimbes qui ceignent naïvement les têtes, ce ne sont que feuilles de vignes. Car on peut voir, entendre, connaître ce que d’ordinaire on ignore. Mais chacun en tire la conclusion qui lui convient: il se morcelle, à la façon des douze, ou s’unifie.
Nous tenions en main la photographie jusqu’à ce que le soleil eût touché l’horizon. Il était temps.
Vroubel-le-Noir chuchota soudain, après avoir jeté un coup d’oeil par la fenêtre:
– Capter le dernier rayon, en accrocher le soleil comme avec une gaffe, pour empêcher qu’il ne se couche. Arrêtons le soleil pour l’élec-tri-fi-ca-tion! Et que tout le monde s’y mette, tout le monde!
Le peintre bondit sur son lit et aboya; je lui fis chorus, considérant l’aboiement comme une conjuration. Mais on nous répondit par des huées. Hélas! L’expérience était encore prématurée! Le soleil se coucha.
– L’expérience du soleil est annulée, criait le peintre dans les couloirs, tandis qu’on nous traînait ensemble vers la section des fous furieux.
C’est alors qu’il me déclara:
– D’abord l’exemple individuel, nous y sommes appelés tous les deux, tous les deux!
Et levant ses deux index osseux, il cria à tue-tête:
– Deux unités!
Or, sous le pouvoir du dieu des chèvres, j’avais failli me tromper de nombre. Moi, l’unité, je voulais vivre à meilleur compte, être un des douze, m’incorporer à la douzaine.
Le dieu des chèvres est un terrible brouillon.
SON TEMPLE
Larissa me dit:
– Puisque vous aimez les sentiments livresques, comme vous l’avez prouvé tout à l’heure en parlant des troncs tordus, je vais vous montrer quelque chose…
Elle me conduisit par la main vers une masse qui ressemblait à une construction cyclopéenne.
D’énormes rochers blancs, entassés les uns sur les autres, clôturaient une aire en terre battue. Au milieu, trois vases servaient de sièges à des bergers vêtus de pantalons bouffants qui retombaient sur les côtés en plis serrés. Le calme de la nature environnante se lisait sur les visages bronzés de ces hommes qui passaient l’été dans les montagnes. Ils se mirent à chanter d’une voix gutturale, en se balançant légèrement. Tout comme Larissa, ils ont le sourire ancestral, dénué de pensée.
– Ils demandent au dieu des chèvres une traite copieuse, chuchota-t-elle.
Une multitude de chèvres impatientes se massait devant la porte étroite, avec leurs grands yeux de jeunes filles qui larmoyaient, les barbiches secouées de bêlements, les pis énormes, gonflés de lait. Le Tatar qui enfilait sur une corde des peaux de mouton pour les faire sécher, poussa tout à coup un cri sauvage et ouvrit l’enclos. Les chèvres s’engouffrèrent, les bergers sautèrent sur leurs pieds, saisirent les bêtes par la queue, écartèrent les pattes fines et rosâtres et les mirent devant eux. De leurs doigts bruns et prenants, ils tirèrent les tétines, comme s’ils essayaient un instrument de musique; puis, comprimant soudain le pis, selon l’usage des montagnards, ils en exprimèrent tout le lait d’un seul coup. L’opération terminée, l’homme expédiait la bête d’une tape sur sa croupe poussiéreuse et prenait la suivante. La traite était copieuse, les chèvres en bonne santé. Les bergers chantaient les louanges de leur dieu.
Les bêtes s’interpellaient avec des voix humaines, un tendre regard féminin dans les yeux, tandis que les hommes au sourire ancestral, aux yeux sans pensée, invoquaient leur dieu bucolique.
J’appuyai ma tête sur une pierre. Elle était tiède comme un giron maternel. Le ciel étendait sur moi sa douce nappe constellée. Tout autour, les montagnes recueillies, avec leurs remparts et leurs monstres pétrifiés, gardaient les pâturages du dieu des chèvres et des moutons.
Larissa me saisit tout à coup par la main, m’emmena derrière les blocs de rocher, vers une paroi qui s’élevait à pic du fond d’un abîme, et me dit:
– Jetez-y une pierre!
J’obéis. Au bout d’un long moment, je perçus le bruit sourd de la chute.
– C’est là qu’un sanglant sacrifice au dieu des chèvres a failli s’accomplir un jour, reprit Larissa, mais le dieu n’est pas sanguinaire. Le vieux berger est survenu à temps: lui et ses chèvres sont les seuls à savoir marcher sur les pentes. Je l’avais échappé belle…