De mon siège, j’apercevais le peignoir blanc de Larissa. Son visage demeurait caché. Elle savait certainement que j’étais entré, mais n’en continuait pas moins sa tâche désagréable. Appliquant sur une plaque métallique des ciseaux de diverses grandeurs, elle y gravait un dessin en frappant le manche de l’outil avec un marteau.
Ce tintamarre me portait sur les nerfs.
Impatienté, je passai par l’entrebâillement de la porte et saisis la main de Larissa armée du marteau:
– Laissez ça, j’ai à vous parler…
– Vraiment? railla-t-elle. S’il s’agit de reproches, gardez-les pour vous.
– Il n’est pas question de moi.
Je restai court, les yeux sur un grand portrait accroché au mur. C’était l’agrandissement d’une photographie de Mikhaïl en tenue d’aspirant. Ses yeux de flamme m’interrogeaient, réprobateurs.
Je demandai sèchement à Larissa:
– Quelle réponse dois-je rapporter à Pétersbourg? Quand ferez-vous les démarches?
– Je ne ferai rien.
Elle ne tapait plus, mais affectait de choisir un nouveau dessin parmi les modèles entassés sur la table.
– N’avez-vous pas dit que Beidéman avait une fiancée? Qu’elle fasse donc le nécessaire.
Je devins méprisant:
– Vile rancune de femme… Personne, paraît-il, ne pourrait obtenir ce que vous obtiendrez, vous.
Elle leva les yeux:
– Achevez le potin qui court le pays, surtout que c’est la vérité.
– Vous étiez intime avec le grand-duc?
– Autant qu’avec vous, si vous appelez cela l’intimité.
Cette femme qui m’attirait par une force pesante comme la terre, m’était odieuse à ce moment. Je ne voyais plus que le visage de mon ami et, animé d’un zèle – hélas! tardif – je la suppliai d’intercéder en sa faveur. Je ne sais plus ce que je disais, mais je réussis à lui peindre le contraste entre le cruel destin du prisonnier et son existence à elle, libre, oisive et fantasque.
– Songez un peu: la détention per-pé-tu-elle!
Lorsqu’elle interrompit ma lamentable éloquence avec une amertume qui me surprit, sa figure n’exprimait ni honte ni embarras.
– Connaît-on les délais? dit-elle. Peut-être que demain je serai morte et ne jouirai plus de rien. Mais je ne demanderai pas la mise en liberté de celui qui condamnait la vie terrestre que j’aime.
Je répliquai, frémissant de haine et d’indignation:
– Une vie limitée à la cabane aux chèvres…
– Où je change en boucs ceux de votre espèce? trancha Larissa avec un indicible dédain.
Je m’inclinai et marchai vers la porte.
– Attendez, s’écria-t-elle, dressée de toute sa hauteur.
– Retenez pour toujours ce que je vais vous dire, car nous ne nous reverrons plus. C’est vous qui avez éveillé ma rancune et mes plus mauvais instincts. Or, je n’ai rien à leur opposer. La déesse des chèvres n’a qu’un dieu, celui des chèvres. Rappelez-vous encore qu’il était en votre pouvoir de faire autre chose: joindre nos deux volontés pour sauver votre ami. Si vous lui étiez resté fidèle, j’aurais agi autrement. Mais vous avez trahi Beidéman. Soyez donc maudit, ainsi que moi!
Je quittai Yalta et passai ma dernière semaine de congé à Sébastopol. Dans un restaurant au bord de la mer, j’entendis un capitaine de bateau raconter qu’un drame dans les montagnes avait mis Yalta en émoi.
– J’aurais parié que cette Larissa Polynova finirait mal!
– Les femmes excentriques meurent toujours assassinées, si elles ne s’avisent pas de se suicider, dit une dame, ma voisine.
– Je soupçonne une histoire sentimentale avec les Tatars, fit observer une autre, assise plus loin.
Le capitaine protesta.
– Non, non! Ce sont, en effet, des Tatars qui l’ont ramenée, mais ce sont de braves gens, des bergers que tout le monde connaît; et leur chef, un vieillard, ami de Larissa, sanglotait comme un enfant. Il racontait qu’en lui remettant, comme d’habitude, sa récolte de plantes médicinales, elle lui avait donné une montre en souvenir. Il présenta un billet écrit de sa main, où elle déclarait faire ce don en pleine conscience à un tel, en signe de leur vieille amitié. La sage dame a songé à tout: les dispositions relatives à sa fortune ont été envoyées par pli recommandé au père Guérassime; elle prie de n’accuser personne de sa mort… Les Tatars disent qu’elle a couru au bord du précipice et s’est brûlé la cervelle sous leurs yeux; ils l’ont tirée du gouffre, au péril de leur vie, et l’ont rapportée chez elle dans leurs bras. On les a arrêtés, mais l’enquête établira certainement leur innocence.
– Il doit bien y avoir un coupable, dit ma voisine en jetant par hasard un coup d’oeil de mon côté.
«Oui, le coupable, c’est moi», pensai-je, mais je dis tout haut au serveur, comme si de rien n’était:
– L’addition!
Je m’en allai par les rochers au bout d’un cap étroit qui s’avance en pointe dans la mer.
L’énorme disque de la lune me parut découpé dans du papier et son reflet m’horripila. On aurait dit une image banale dans un salon de province meublé de velours rouge. Le tourment de mon âme chassait la vie et la beauté de la nature elle-même. Je ressentis soudain, avec une violence accrue, la marque d’infamie de Caïn, l’opprobre de ma nouvelle trahison.
Oui, tel un ignoble reptile dissimulé dans les herbes dont il a emprunté la teinte, le traître s’était niché au plus profond de mon inconscient.
Je trahissais sans le vouloir.
Chapitre III Le coq d’argile
Lorsque, à mon départ pour la Crimée, j’eus informé Véra de la lettre de madame Beidéman à Larissa Polynova, elle m’avait répondu, les sourcils froncés:
– Ces femmes-là sont incapables d’abnégation.
Ne croyant plus à la possibilité de libérer Mikhaïl, elle s’était consacrée corps et âme à l’activité révolutionnaire. C’était désormais, à ses yeux, le seul moyen de délivrer les prisonniers de leurs chaînes.
Linoutchenko, avec qui elle habitait, était parti pour l’enterrement de sa femme, morte à la campagne. Le logement de Véra était maintenant assailli par des jeunes gens venus on ne savait d’où. C’étaient tantôt des groupes d’entraide pour l’instruction des pauvres, qui tenaient leurs séances, tantôt une collection de livres prohibés qu’on voulait réunir, tantôt une imprimerie qu’il fallait cacher. Elle n’avait toujours pas de secrets pour moi, et je me tourmentais à l’idée qu’on pouvait la dénoncer et la vouer à un horrible sort. Enfin, comme je la suppliais d’être prudente, elle déclara, les yeux vides, désespérés (ces mêmes yeux qu’avait Larissa en me maudissant):
– À quoi bon me ménager? Il n’y a que ma mort qui puisse servir tant soit peu notre cause, et par conséquent, aider Mikhaïl. Sans lui, je ne suis qu’un combattant du rang, c’est au hasard de décider si je dois périr au début ou à la fin de la bataille. Aujourd’hui, une seule chose importe: que le gouvernement nous sache intransigeants jusqu’à la mort.
Mais je m’évertuai à lui donner l’espoir que Larissa Polynova sauverait Mikhaïl, je lui racontai qu’elle passait pour la favorite d’un grand-duc. Je promis de trouver des paroles convaincantes, capables de faire fondre les pierres…