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Ébranlée, elle prit l’engagement de ne participer, avant mon retour, à aucune entreprise périlleuse. Bien plus, elle résolut de suivre des cours d’infirmières et de ne songer qu’aux études.

Or voici que je revenais de Sébastopol, en scélérat auquel on a confié un dernier trésor, d’importance vitale, et qui l’a dilapidé par caprice.

Une nouvelle épreuve m’attendait à Pétersbourg.

De même que dans les romans de Dumas les événements se précipitent aux chapitres finaux, des aventures inouïes se multiplièrent à l’épilogue de ma vie.

C’est du reste l’invraisemblance qui marque parfois la réalité la plus vraie, comme des nuages aux formes chimériques dans un ciel bizarrement coloré, qui arrachent au spectateur ce cri: «Si un peintre le représentait, on ne le croirait jamais!»

À peine m’étais-je rendu de la gare vers la petite chambre de Véra, dans l’île Vassilievski, qu’un personnage de grande taille, le cou emmitouflé dans un bachlyk [7], porta en même temps que moi la main à la sonnette. Il me céda brusquement la priorité. Dans la pièce pleine de fumée bleuâtre et jonchée de mégots, des inconnus se pressaient sur le divan et sur le coffre. Linoutchenko, revenu de la closerie, présidait la réunion. Tous les visages étaient nouveaux, jeunes.

Je reconnus du premier coup d’œil un garçon blond qui se tenait rencogné, la mine sombre. J’avais bien retenu son visage aux traits marquants. Or, c’était le seul que Véra se fût obstinément refusé à me nommer.

À présent elle s’élança vers moi dès mon entrée et me saisit la main en chuchotant:

– Elle a consenti?

Je répondis comme un automate:

– Elle est morte subitement, avant que je ne l’aie vue.

Véra me regardait sans comprendre, lorsque l’homme entré derrière moi tendit la main à Linoutchenko et se présenta. Celui-ci l’étreignit avec effusion et déclara d’une voix forte:

– Il y a du bon, camarades. Voici un réchappé de l’enfer des casemates. Alors, mon ami, quelles nouvelles? On est entre siens [8].

– Tout d’abord, une commission. Un des nôtres, sorti d’un lieu encore plus sinistre… du ravelin Alexéevski, m’a remis un billet pour les parents et amis de Beidéman. Il est resté six mois à côté du malheureux, qui lui a dicté son message en frappant au mur, et lui a fait promettre de le porter à destination. On m’a dit que c’était ici.

– Oui, c’est bien ici, s’écria Véra.

Elle avança la main et demeura immobile, telle une mère figée un instant à la vue de son enfant qui se noie.

Linoutchenko lut à haute voix:

«Je vous en conjure, sollicitez mon élargissement. Je sens venir la folie. Qu’on m’envoie dans une compagnie de discipline, au bagne… Au poteau… Tout, plutôt que ça.»

– Au premier accès de démence, il a essayé de se pendre. On lui a confisqué sa serviette et ses draps, dit l’ancien détenu. C’était en automne de 1863.

– Le 12 août! lançai-je. Le jour où sa mère est morte!…

Et je tombai sans connaissance, comme renversé par un ouragan. On n’y vit que la douleur causée par le martyre de mon ami; or, c’était le contrecoup du choc subi le jour où j’étais parti avec sa mère pour mon premier voyage aérien. Car, le peintre noir ne m’ayant pas encore révélé le phénomène qu’il appelle «l’électrification du centre», je ne pouvais profiter, sans m’évanouir, de l’instant qui sépare d’un trait le but final et le mouvement.

En revanche, pas plus tard que ce matin, j’ai ramené la machine du temps à cinquante ans en arrière: quand les fillettes et Ivan Potapytch s’en furent allés en visite, j’ai pénétré dans le cachot de Mikhaïl.

Il venait de manger son infecte soupe du soir, où il avait repêché deux cafards vivants. Il s’amusait à leur modeler un abri en mie de pain noir et cherchait à les soustraire à la vigilance de l’infâme Sokolov, pour les apprivoiser par la suite. Son visage émacié, d’une pâleur morbide, s’éclairait pourtant d’un sourire malicieux. Il prit peur en m’apercevant, mais dès qu’il me reconnut, il me serra dans ses bras.

Assis à côté de lui sur son grabat, je lui racontai non pas ce qui s’était passé dans les montagnes, mais ce qui aurait dû s’y passer.

Je dis que Larissa et Véra, unies comme des soeurs parce qu’elles l’aimaient toutes les deux, allaient faire des démarches dès demain. Pour le moment, je lui proposai une randonnée dans les montagnes.

Et Mikhaïl arpenta la cellule en levant très haut les pieds. Tel un enfant, il poursuivait un papillon, cueillait des fleurs, admirait à droite le soleil levant, à gauche la lune. Le temps n’existait plus, tout ce qui entrait dans sa pensée devenait réel. Et comme le vieux berger lui offrait du lait de la traite, survint Larissa qui l’étreignit et l’emmena dans la cabane. Moi, nullement jaloux, j’étais heureux que notre pauvre ami eût trouvé un instant d’oubli.

Le soir, quand Sokolov, le surveillant, entra, accompagné d’un gardien, Mikhaïl dormait avec un sourire si béat, que cette brute en fut touchée et lui témoigna une sollicitude exprimée, évidemment, dans un langage conforme à sa nature:

– Ne le réveillez pas; qu’il roupille: il est vanné d’avoir couru tout le jour dans sa piaule.

Ivan Potapytch m’a dit aujourd’hui:

– C’est très bien de ne plus sautiller comme un moineau, en battant des coudes. Sois donc raisonnable, cesse de marmotter, je t’en prie, tu fais peur aux petites. Tiens, gribouille plutôt sur ce papier, c’est une besogne tranquille.

Et le brave homme me donna une rame de belles feuilles blanches, en expliquant:

– J’ai chipé ça pour toi au bureau d’en dessus; ce n’est pas un crime, je pense, vu que c’est à tout le monde.

Je me paye le luxe d’écrire mon brouillon sur du papier blanc. Et je souhaite que ces feuilles de bureau dont la matière et la subtilisation par Ivan Potapytch appartiennent à notre monde à trois dimensions, retiennent dans les limites usuelles ma pensée récemment affranchie. Car ce que je vais décrire a une très grande importance. Les faits sont connus du public, mais seul un être comme moi, pour qui le temps est devenu fiction, peut déceler ce qui se cache derrière.

Tout d’abord, deux mots de ce qui s’est passé après que le billet émanant du ravelin Alexéevski fut parvenu à Véra.

Victoria, la sœur de Mikhaïl, arriva, convoquée par dépêche. C’était une grande femme taciturne, énergique, qui ressemblait de visage à son frère. On rédigea à son nom le document que voici, publié de nos jours dans le livre consacré à Mikhaïclass="underline"

«Mikhaïl Stépanovitch Beidéman, lieutenant des dragons de l’Ordre Militaire, disparu il y a trois ans, se trouve être incarcéré dans la forteresse de St. Pétersbourg. Sa mère est morte en septembre 1863, alors qu’elle se rendait en Crimée pour demander à Sa Majesté Impériale la grâce de son fils. Victoria, soeur du détenu, confiante dans la générosité de Votre Excellence, ne demande qu’une faveur: qu’on l’autorise à visiter Beidéman dans sa prison.»

Cette supplique fut remise, par l’intermédiaire d’un parent haut placé et de deux généraux influents, au prince Dolgoroukov, chef de la gendarmerie. Il répondit que la résolution du souverain concernant toute tentative d’entrer en contact avec le détenu, resterait immuable: le gouvernement ignorait tout de Mikhaïl Beidéman.