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Tant qu’il était resté une ombre d’espoir, Véra, abandonnant ses groupes clandestins et même le travail à l’hôpital- son unique consolation – retrouvait son ardeur fanatique du temps de notre folle tentative de délivrer Mikhaïl, pour faire parvenir à destination la lettre de Victoria. Après le refus du tsar, elle se remit à servir la révolution, toujours muette et inflexible, comme un mécanisme branché sur un autre ressort. Elle allait à des réunions clandestines, faisait l’agent de liaison, cachait des illégaux. Ni la pluie, ni l’obscurité, ni les dangers des faubourgs lointains ne lui faisaient obstacle. Elle maigrissait, dépérissait à vue d’œil. Je dis à Linoutchenko:

– Si on ne la retient pas, elle aura au printemps une phtisie galopante.

Il me répondit avec amertume:

– Retenez-la, si vous pouvez.

Ravagé de pitié et d’amour, je cherchais l’occasion de la voir en tête-à-tête. Un jour, la chance parut me favoriser: par la porte entrebâillée, je la vis toute pensive dans un fauteuil, ses mains amincies posées sur les genoux, les doigts crispés. Le silence qui régnait dans la pièce, ainsi que dans toute la maison, me fit supposer qu’elle était seule. Vite, j’entrai, je tombai à genoux spontanément et lui dis en baisant ses chères mains:

–  Véra, reprends tes esprits! Si tu n’as pas pitié de toi-même, aie pitié de moi, je n’en peux plus… Partons dans le Caucase, tâchons d’être heureux. Avec moi, tu seras libre.

On toussota derrière moi. Je me relevai, furieux. Nous n’étions pas seuls: le jeune homme blond, à la mine sombre, était dans la pièce. Il s’approcha et, me regardant avec confusion de ses beaux yeux bleus, rayonnant de bonté, il s’empressa de dire:

– Pardon, mais je ne compte pas, je vous assure.

En effet, sa présence ne me causait aucune gêne.

Véra se leva, le prit par la main et m’annonça avec une exaltation qui me rappela le passé, la terrasse ombragée de tilleuls en fleurs, à l’instant où nous goûtions le bonheur absolu, elle, le prince Gleb Fédorovitch et moi:

– Sérioja, mon frère, voici mon nouveau compagnon, le seul dont j’ose être la fiancée sans tromper Mikhaïl. Mais seulement la fiancée…

Elle se tourna vers lui:

– Va, et souviens-toi que toutes mes pensées et toute ma volonté t’accompagnent! Plus d’hésitations. Le sort en est jeté.

Il répéta d’une voix mélodieuse et un peu sourde, comme celle d’un malade: «Le sort en est jeté.»

Elle l’embrassa, il me salua et sortit.

– Qui est-ce? demandai-je.

– Peu importe son nom, fit-elle, évasive. Toute la Russie d’ailleurs, le connaîtra bientôt, et il sera inscrit sur les pages de l’histoire. Sérioja, j’appartiens à une société révolutionnaire, dite «Enfer», et dont les membres s’appellent «mortus». Ces noms semblent puérils, mais nous voulons renouveler la tentative des décembristes de libérer la Patrie. Le destin vous a amené ici au moment décisif… serait-ce encore en vain? Subirez-vous de nouveau un pénible dédoublement de l’âme, sans que votre volonté s’affermisse? Sérioja, de toute façon vous n’avez pas trouvé votre place dans la vie, soyez donc des nôtres! Nous, nous savons où nous allons, Il n’y a pas de vie libre actuellement, on ne peut vivre pour soi. Il faut mourir pour l’avenir. Venez avec nous!

– Je ne crains pas la mort, mais j’aime mieux mourir seul que pour tenir compagnie aux autres.

Pour la première fois, je quittais Véra avec animosité. Une méfiance s’était glissée dans mon âme, à cause de ce nouveau «fiancé»: je soupçonnai qu’à l’égal de la plupart des femmes elle enveloppait de mystère, par amour propre, une vulgaire passionnette. Et pour la première fois je la comparai, à son désavantage, à la fière et farouche Larissa.

Des événements terribles ne tardèrent pas à révéler toute la platitude de mes raisonnements. Je passai un hiver abominable: l’image de Larissa qui semblait disputer dans mon cœur l’attachement à Véra, m’accapara au point de me pousser à une de ces liaisons absurdes que nous devons tous craindre comme le feu. Une ressemblance fortuite dans le port de tête, qui me rappelait la nuit passée dans la cabane aux chèvres, fit naître en moi une passion violente et irraisonnée pour une femme d’officier. Du reste, ce que je cherchais avant tout, c’était l’oubli que ni le vin ni les cartes ne pouvaient me donner.

Dans une petite ville, une femme d’officier, on le sait, n’a d’autres distractions que les intrigues amoureuses, c’est pourquoi ma passion, loin de rencontrer des obstacles, devint bientôt une corvée. La dame était sans esprit, d’un caractère obstiné, d’une mentalité de petite bourgeoise. Elle me faisait des scènes de jalousie et s’acharnait à revendiquer ses «droits».

Une liaison fondée sur le seul penchant physique, sans la participation du coeur et de l’esprit, ne doit pas être dangereuse pour les gens rassis, à l’imagination obtuse, aux sens émoussés. Mais celui qui a des goûts artistiques ou intellectuels, encourra un dur châtiment, ne serait-ce que du fait d’avoir introduit dans son organisme, comme un corps étranger, la partie la plus grossière d’une âme différente de la sienne. S’il ne l’assimile pas, il en sera empoisonné.

J’avais beau résister à l’influence de cette femme, elle m’entraînait dans un bourbier d’odieuses mesquineries, et si je n’avais eu la force de fuir, j’aurais péri dans cette vase, comme font tant de blancs-becs. Mais je demandai à préparer mon admission à l’académie de l’état-major général, et je partis étudier à Pétersbourg.

Je retrouvai Véra méconnaissable. Elle s’était coupé les cheveux, elle fumait de mauvaises cigarettes et avait pris les allures de son milieu d’infirmières, de sages-femmes et d’élèves des cours médicaux. Mais surtout, elle avait perdu ses traits distinctifs, si subtils. Je ne reconnus ma bien-aimée d’autrefois que lorsqu’elle répondit d’un air sérieux à ma question: «Pourquoi vous êtes-vous enlaidie?»

– C’est plus commode: je ne suis ainsi qu’un rouage d’une machine complexe, qui fonctionne mieux quand on la graisse avec la même huile que les pièces voisines.

D’autre part, c’était maintenant elle le chef et l’âme du groupe, et non plus Linoutchenko, devenu soudain très réservé, taciturne, et occupé ailleurs à je ne savais quelle besogne. Il y avait de nouveaux membres. D’après des bribes de leurs conversations, beaucoup plus circonspectes et plus sérieuses que naguère, je compris que leur centre était à Moscou et que Véra ne dirigeait que le premier chaînon.

Depuis l’histoire des étudiants, le mouvement révolutionnaire se développait à un rythme accéléré, tandis que dans les salons de ma tante et de ses pareils on continuait à le négliger et à le prendre pour «les amours d’horribles bas-bleus et de séminaristes». Le grand monde s’intéressait surtout à la politique extérieure. Les petits vieux de style européen s’extasiaient au seul nom de Bismarck, en répétant pour la centième fois, à qui voulait les entendre, que le chancelier avait transformé l’union des États en un État uni.

Quant à ma tante, elle gardait sur sa table, dans un beau cadre en noyer, le portrait du baron Brounov, notre ambassadeur, qui avait mérité cette distinction en défendant spirituellement, disait-elle, l’honneur de la Patrie.