Lorsque, à la conférence de Londres, le délégué de la Prusse avait renouvelé sa proposition à la France de résoudre par référendum entre Danois et Allemands la question de la frontière du Schleswig, le baron Brounov avait répondu d’un accent correct mais ferme:
– Il serait contraire aux principes de la politique russe de demander aux sujets s’ils veulent rester fidèles à leur souverain.
Et ma tante ajoutait, railleuse:
– C’est ridicule de subordonner le verdict des Gouvernements de l’Europe à l’opinion de la plèbe du Schleswig!
À la fin de la cinquième semaine du carême, quelques jours après mon arrivée à Pétersbourg, je revis chez Véra l’homme blond au visage singulier.
Quelles sont ces forces psychiques mystérieuses, qui vous protègent et qui, à la vue de telle ou telle personne, vous remplissent d’angoisse, comme si vous pressentiez la fatale intersection de son destin avec le vôtre? Au fait, je puis formuler ce phénomène depuis la rencontre de Vroubel-le-Noir qui m’a expliqué son schéma de l’évolution du monde.
Tout homme dont le sort se rattache au nombre douze, est glacé d’épouvante en présence de l’unité.
Moi, j’étais un élément de la multitude et lui, dont les yeux rayonnaient de douceur, était l’unité.
Cette fois, je fus frappé de son air exténué: joues creuses, teint fiévreux de phtisique, cheveux ternes, collés aux tempes.
– Vous êtes souffrant? m’enquis-je.
– Je sors de l’hôpital, répondit-il de sa voix sourde, affaiblie. Et je n’ai pas recouvré la santé, en effet.
Véra, qui avait entendu nos propos, intervint, le regard pénétrant:
– Alors, ne vaudrait-il pas mieux attendre?
– Non, ce n’est plus possible, dit-il, résolu. Ma phtisie, elle, n’attend pas, et mes forces iront en déclinant… Il parlait de lui-même comme un machiniste de sa locomotive.
– Votre tâche à vous, Véra Erastovna, c’est de publier d’ici un mois les proclamations. Vous y arriverez?
– Oui… Mais promettez-moi d’attendre jusque-là, pour que nous puissions nous revoir.
Il réfléchit, le regard détourné.
– Soit. Mais il serait préférable, pour le bien de la cause, que vous demeuriez à la campagne.
– Allez, j’aurai bien le temps de sacrifier à notre cause le reste de ma vie!… Elle lança cette phrase d’un ton si véhément que je ne doutai plus de sa tendresse pour cet homme; son cœur, que je croyais donné pour toujours à Mikhaïl, s’offrait à un autre.
Que faire? Chacun ne sait aimer que pour soi et pose des exigences illimitées pour se dédommager d’avoir perdu sa liberté. Moi qui toute ma vie avais jalousé Mikhaïl, je méprisais maintenant Véra pour son infidélité, pour son prétendu nouvel amour. Aveuglé, enlisé dans la vase provinciale, j’étais moins que jamais en mesure de comprendre la flamme dont brûlaient ces gens extraordinaires.
Véra se rendit à la closerie pour imprimer les proclamations. Ne craignant plus qu’elle puisse être arrêtée et mise en prison, j’en venais à confondre ignominieusement Véra, Larissa et ma maîtresse de province, ne voyant en elles que des masques trompeurs de la luxure…
Je me jetai à corps perdu dans la vie mondaine, et au mois d’avril je fréquentais déjà plusieurs salons où on me conviait sans cesse aux spectacles et aux soirées. L’une des plus intéressantes devait avoir lieu le 4 avril chez un petit vieux de style européen, ami de ma tante.
Dès la veille, je m’occupai de ma toilette. J’avais la tête vide et légère, comme un joueur malchanceux, décidé à ponter jusqu’au dernier kopeck.
Le crépuscule était venu. Une brume laiteuse voilait le ciel et rendait lointains les édifices familiers. Éclairé par deux lampes, je me tenais devant une grande glace et tâchais de m’assurer, à l’aide d’un petit miroir à main, que la coupe de mon uniforme neuf était impeccable.
On m’annonça que quelqu’un demandait à me voir.
– Il n’a pas dit son nom, ça doit être un monsieur pauvre, un solliciteur… ajouta l’ordonnance.
– Qu’il entre, dis-je distraitement, préoccupé par une couture de ma tunique que je devais examiner le cou tordu. Tout à ma besogne, je ne me retournai point vers le visiteur et l’aperçus dans la glace.
Le sang aux joues, confus comme un gamin surpris à faire des bêtises, je me hâtai de cacher le miroir et commandai au domestique:
– Ferme la porte et n’introduis plus personne jusqu’au départ de monsieur.
C’était l’étrange «fiancé» de Véra. Sans me donner la main, il me dit du ton dont on continue un entretien commencé:
– Je vous prierai de transmettre à Véra Erastovna… Il chancela, je le soutins et le fis asseoir dans un fauteuil.
– Mais vous êtes très malade! Qu’est-ce que vous avez?
Je le croyais fou. Ses yeux bleus, à l’éclat intense, fixaient la lampe d’un air étonné, sa bouche aux lèvres d’enfant boudeur esquissait un faible sourire. Il paraissait inconscient.
– Vous êtes malade, malade! répétais-je machinalement dans mon embarras. Je lui versai du vin qu’il but avec joie et qui le réconforta un peu.
– Oui, je suis gravement malade, avoua-t-il, mais cela tombe bien. Je vous prie de dire à Véra Erastovna que ma maladie ne me permettait plus d’attendre. Il vaut du reste mieux, pour notre cause et pour moi-même, que nous ne nous soyons pas revus. Dites-lui encore que je la remercie…
Il se leva et marcha vers la porte.
– Qu’allez-vous faire? Vous n’avez pas votre raison…
Il me jeta soudain un regard ferme, chargé de volonté:
– Mais si, j’ai toute ma raison, et je le prouverai demain. Oui, à cinq heures, près du Jardin d’Été. Venez pour le lui raconter ensuite, à elle. Mais, je vous en prie, ne dites mon nom à personne après ce qui se sera passé demain.
– Je ne sais pas qui vous êtes.
– C’est sans importance. Serviteur du peuple, voilà mon nom!
– Je sais, vous ne me direz pas ce que vous projetez: un suicide ou un assassinat, et au fond, cela m’est parfaitement égal! criai-je, exaspéré que le sort m’aiguillât de nouveau sur une voie étrangère. Mais répondez-moi à une question qui importe à chacun: au nom de quoi agissez-vous? Quel est votre but?
– La liberté.
– C’est ce qu’on dit, mais je me refuse à y croire… Une liberté dont vous n’espérez pas jouir, car vous serez dans la tombe depuis longtemps et vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme. Je ne vous demande pas les motifs officiels… c’est votre conviction intime qui m’intéresse. Pourquoi luttez-vous au profit des autres?
Il répondit comme je m’y attendais:
– Pour tout homme, la liberté définitive, c’est la mort volontaire.
– Mais pour quoi?
– Pour ce que chacun jugera bon… Il faut le trouver. J’ai trouvé, moi.
Subitement gêné, il rougit et fourra la main dans sa poche, son bras maigre gauchement plié au coude.
– Remettez cela à Véra Erastovna.
Il sortit un petit coq en argile, tel qu’on en vend aux foires pour cinq kopecks.