– Un cadeau de ma mère, quand j’étais petit.
Il fit demi-tour et s’en alla.
Je n’essayai pas de le retenir. Pourquoi ces gens faisaient-ils intrusion dans ma vie? Je n’avais nul besoin d’eux. Homme médiocre, ni sot ni intelligent, artiste manqué et officier raté, je n’en voulais pas moins vivre ma propre vie, et non la leur.
Je marmonnai, en colère:
– Oui, ma propre vie, fût-elle pareille à celle d’un cafard…
Je me soûlai tout seul et m’abattis sur le divan, dans mon uniforme neuf, le coq d’argile serré dans ma main. Une idée fixe me harcelait dans mon ivresse: tiens-le bien, pour qu’il ne s’envole pas!
Je me réveillais en plein jour, la tête lourde, et je saisis aussitôt ma montre, craignant d’être en retard. Je ne savais plus où je devais aller: à un dîner de ma tante Kouchina ou au five-o’cl0ck de deux autres maisons. Tout ce que j’avais retenu, c’est que c’était pour cinq heures.
L’ordonnance qui avait la consigne de ne jamais me réveiller, quel que fût mon état en m’endormant, apporta le thé sur un plateau. L’ayant déposé, il se baissa soudain pour ramasser un objet par terre.
– Ça doit siffler quand on lui souffle dans la queue, dit-il.
– Veux-tu bien laisser ça et fiche le camp! criai-je en lui arrachant le jouet. L’ordonnance, que je n’avais pas l’habitude de rudoyer, me crut encore ivre et bafouilla:
– Un petit verre, votre noblesse, pour vous remettre d’aplomb?
Je lui commandai de préparer un bain. La vue du coq d’argile m’avait rafraîchi la mémoire; je comprenais maintenant toute l’horreur de ma conduite. J’avais reçu hier un malade qui fomentait, dans son délire, quelque chose de sinistre, et bien que je me fusse rendu compte de son état, je n’avais rien fait pour le retenir.
Il aurait fallu le mettre au lit, l’empêcher de sortir! À cinq heures, près du Jardin Été, il accomplirait son acte… Tant pis pour lui. Suis-je leur nounou, à tous ces individus? Est-ce mon rôle de les sauver au dernier moment? Qu’ils finissent comme il leur plaît. Le reproche de Larissa de lui avoir apporté la mort m’avait durci. Et voilà que ce «fiancé» de Véra, ce dément, venait m’indiquer son jour et son heure! Non, je n’irai pas!
Après le déjeuner, je m’en allai jouer au billard. La chance me favorisait. J’en oubliai l’heure. Mais, au-dedans de moi, je devais être aux aguets. L’horloge sonna gravement la demie.
«Si ce n’est que la demie de cinq heures, j’ai le temps», me dis-je, et un regard au cadran confirma mon hypothèse. Je prétextai un rendez-vous d’affaires et partis vers le Jardin d’été…
Je ne peux plus écrire aujourd’hui. Le souvenir m’accable, me broie le cœur. On dirait un colosse qui m’empoigne et me relâche tour à tour, comme un chat jouant avec une souris. Si, pour faire diversion, je voletais un peu à travers la chambre? Mais j’ai peur d’Ivan Potapytch qui a déjà ronchonné:
– Si tu parles tout seul, gare! Je te mène chez les fous.
Or, je ne puis y aller avant d’avoir achevé mon écrit. Il est adorable, cet Ivan Potapytch: depuis que j’ai été à la maison d’aliénés, il me croît déchu, déshonoré, comme si j’avais commis un vol; il me tutoie et me gronde comme un galopin.
Chapitre IV À cinq heures sonnantes
Aux abords du Jardin Été, je vis un spectacle inaccoutumé: une foule se massait contre la grille avec des cris de rage et des «hourra». Le tsar et ses neveux étaient là, en voiture. Le cocher ne pouvait démarrer sous la poussée de la multitude. Dans une autre voiture, il y avait le comte Totleben en compagnie d’un quidam de piètre mine. Des dames lançaient de l’argent à cet homme et le saluaient en agitant leurs mouchoirs, des boutiquiers grimpaient sur le marchepied pour l’étreindre. Un peu plus loin, c’était une mêlée affreuse: des policiers rossaient quelqu’un ou le protégeaient contre la foule déchaînée. Je hélai un fiacre, montai dans la calèche vide et m’y tins debout, pour voir par-dessus les têtes.
– Le voilà, le misérable! C’est lui qui a tiré sur le tsar.
Le cocher me montra un homme en noir, à qui les policiers liaient les mains derrière le dos; d’autres formaient un cordon qui contenait la foule écumante, prête au massacre.
On ne voyait pas le visage de l’homme; il avait perdu son bonnet dans la lutte, je le reconnus à ses cheveux mats, couleur de lin, et à ses épaules grêles. Il se tourna tout à coup de mon côté et dit avec (pénétration, dans le rayonnement de ses adorables yeux d’azur gris:
– Pauvres sots, c’est pour vous que je l’ai fait!
Même à cet instant, sitôt après l’attentat, son visage n’avait pas une ombre de cruauté.
– Régicide! Antéchrist! À mort!
Les policiers l’avaient mis dans une calèche, et bien qu’il fût ligoté et n’opposât point de résistance, ils le maintenaient par les deux bras. Tous se dirigèrent vers le Pont suspendu, sous l’escorte d’officiers de cavalerie.
Je m’en allai au hasard. Je ne sais plus où j’ai erré. Il me semblait voir une plaine immense, un ciel gris, sous mes pieds la neige fondue, noircie…
Mais peut-être que je suivais des rues ordinaires, bordées de maisons où d’honorables familles prenaient le thé autour du samovar. Cela m’était égal. Je marchais, serrant dans la poche de mon pardessus le petit coq d’argile. Les paroles de mon ordonnance me revinrent à l’esprit: «Ça doit siffler quand on lui souffle dans la queue.» J’essayai. Il ne siffla pas, le trou devait être bouché. Je le remis dans ma poche et le serrai de nouveau, comme si c’était mon unique point d’appui dans le monde réel. Mes pensées se débandaient. Des spectres hideux me montraient leurs gueules et Pétia Karski hurlait à mon oreille une chanson grivoise:
Capitaine, mon ami, sauvez la famille,
Le lieutenant s’est permis d’outrager ma fille…
Je n’avais qu’un souci: marcher au rythme de ces paroles.
Si j’ai l’esprit dérangé, comme l’a affirmé à Ivan Potapytch le médecin chef, le mal date de ce jour-là.
Seulement, jusqu’à ces temps derniers, j’ai su porter un masque impénétrable, convenant à la société que je fréquentais.
Ce fameux jour du 4 avril, je me trouvai tard dans la soirée chez ma tante Kouchina. J’avais mis le coq d’argile dans la poche de mon pantalon et j’étais entré d’un air détaché.
Il y avait énormément de monde, et j’eus la chance d’apprendre tous les détails de l’attentat, sans participer à la conversation. Sur les quatre heures, le tsar sortait avec son neveu et sa nièce du Jardin Été où il faisait sa promenade quotidienne. Un inconnu lui avait tiré dessus au pistolet. Un paysan du nom d’Ossip Komissarov avait, disait-on, fait dévier le coup en frappant le bras du meurtrier.
L’assistance s’indignait. Les hommes, oubliant leur courtoisie, déblatéraient contre le criminel en termes grossiers. Les belles dames rivalisaient d’ingéniosité dans le choix des tortures à lui infliger pour le faire avouer et elles proposaient d’en soumettre la liste au chef de la gendarmerie. Tous s’irritaient que l’homme cachât son nom et ses qualités et prétendît être un paysan appelé Piotr Alexéev. Ils ajoutaient avec une joie maligne: puisqu’on ignore qui il est, on lui mettra les fers.