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Cette nuit, par la force de la pensée, je me suis transporté à la date évoquée la veille. J’ai beaucoup réfléchi à Mikhaïl. Que devait-il éprouver quand on torturait non loin de lui Karakozov, pour l’emmener ensuite au supplice? Certes, je savais que leurs cachots n’avaient aucune communication. Même voisins, ils n’auraient pu se parler en frappant au mur. Mais au sommet du martyre il est possible d’en savoir plus qu’à l’état normal.

Ainsi, j’ai vu cette nuit Mikhaïl et je me suis renseigné. Je continue donc mon récit comme témoin. Nous avons passé ensemble chez Karakozov. Mikhaïl avait, dès cette époque, appris par la souffrance ce que Vroubel-le-Noir m’a révélé dernièrement, au déclin de ma vie: la pénétrabilité de la matière sous la pression de la volonté.

Cette nuit – chronologiquement, c’était en avril 1866 -nous entrâmes donc chez Karakozov.

Exténué par l’insomnie et les interrogatoires, il avait presque perdu le don de la parole; Mouraviov lui-même se proposait de rapporter au tsar que, de l’avis des médecins, il fallait accorder un répit au criminel.

Nous survînmes alors que Palissadov, les vêpres achevées, remballait avec soin ses habits sacerdotaux dans un foulard étendu sur la table faite d’une planche vissée au mur. Mikhaïl et moi allâmes nous cacher derrière le poêle. Je ne reconnaissais plus Karakozov, que j’avais pourtant vu il y avait un mois à peine. Il était moins vivant que nous.

S’il avait su se mouvoir dans notre espace, il se serait retrouvé. Mais, encore rattaché à la masse du squelette, des muscles et du sang, il devait employer à conserver sa forme matérielle le peu de forces qui lui restaient jusqu’au terme fixé pour chacun de nous. Quant à la partie pensante et sensible de son être, elle avait déjà quitté cette forme, c’est pourquoi il avait tant de peine à nous répondre dans le langage humain usuel.

Palissadov, mécontent d’avoir à officier sans diacre ni sacristain – il avait par la suite réclamé un dédommagement pécuniaire pour cette incommodité – s’approcha de Karakozov avec son baluchon, la figure maussade. Il leva la main pour la bénédiction. Son visage très mobile s’épanouit aussitôt dans l’extase religieuse et sa voix veloutée de prédicateur choyé proféra:

– Ayez la foi ardente dans l’invisible juge de votre vie, pour qu’il épure votre âme jusqu’à l’état angélique!

Il appliqua sa main blanche et potelée contre les lèvres violettes du détenu qui restait là, inerte, livide, ses beaux yeux ternis.

Enchanté de sa propre éloquence, Palissadov agita encore la main, sur le pas de la porte:

– Oui, que Dieu vous épure jusqu’à l’état angélique!

Karakozov s’effondra, à demi évanoui, sur sa couchette, Mikhaïl vint s’asseoir à ses pieds, je m’agenouillai auprès de lui et dis en baisant sa main décharnée, couleur de cire:

– Pardonnez-moi de ne pas vous avoir retenu la veille de l’attentat, quand vous étiez venu chez moi, malade. Car si vous aviez toute votre raison, vous n’auriez pas risqué l’aventure.

D’une secousse, Karakozov se mit sur son séant. La rougeur avait envahi ses joues creuses. Ses yeux, d’un bleu intense, flamboyaient. Il prononça de sa voix assourdie d’autrefois:

– Si j’avais eu cent vies, je les aurais toutes données pour le bonheur du peuple!

Ces paroles qui résument le fond de son caractère sont connues: il les a écrites au tsar.

– Ah, que vous êtes heureux! s’écria Mikhaïl. Votre mort fera naître de nouveaux héros. Ah, pourquoi mon triste sort n’est-il pas égal au vôtre!

Mikhaïl se mit à hurler en cognant sa tête contre le mur. Les gardiens accourus lui mirent brutalement la camisole de force et nouèrent les manches derrière son dos… Fou de rage, je me jetai sur eux, les poings levés… la vision disparut. J’ouvris les yeux en gémissant. Ivan Potapytch, debout à mon chevet, m’offrait un verre d’eau:

– Tiens, bois ça, tu as fait un mauvais rêve. Et ne crie plus, tu vas effrayer les petites.

Je m’excusai et feignis de me rendormir. Évidemment, j’avais désobéi aux instructions de Vroubel-le-Noir: pour se rendre maître du centre d’électricité animale, il faut une impassibilité absolue. Mon ardente pitié pour Mikhaïl m’avait expulsé, tel un corps étranger, de la sphère subtile qui garde les empreintes des événements…

Au bout d’un instant, je parvins à rassembler ma volonté brisée par le sentiment et à m’assimiler au chirurgien qui, avant l’opération, concentre d’autant mieux ses facultés qu’il est plus aguerri.

Me revoici dans le cachot de Mikhaïl, aux murs tapissés de moisissure, avec la pauvre paillasse dont on avait enlevé les draps pour qu’il ne s’avisât plus de se pendre. Couché sur le dos, emmailloté de blanc des pieds à la tête, ainsi qu’une momie, il est perdu dans une douce torpeur. Son visage, que la démence et le courroux défiguraient tout à l’heure, est calme; ses lèvres pâles esquissent un faible sourire. Il était ainsi à ses rares moments de joie insouciante, quand nous luttions sur la table du dortoir et roulions à terre dans un grand fracas. Craignant de troubler cette détente et de céder à un attendrissement qui me ferait perdre de nouveau mon empire sur moi-même, je me garde de l’éveiller et pénètre seul chez Karakozov. Le surveillant est dans son cachot. Sur son ordre, les gendarmes habillent le détenu pour le conduire à la première séance de la Cour suprême, dans le logement du commandant.

Je ne sais comment on nous mena du ravelin Alexéevski à la forteresse. Cela avait dû se produire la nuit passée. On ne sortait jamais du ravelin, ni le jour ni la nuit.

La commission suprême qui siégeait dans le vaste salon du commandant devait remettre aux principaux inculpés la copie de l’acte d’accusation et leur accorder le droit de prendre un avocat.

Je me souvins d’un incident raconté chez ma tante par un sénateur. Avant de faire entrer Karakozov, le prince Gagarine, président du tribunal, avait eu une altercation avec le greffier: le prince insistait pour qu’on tutoyât l’accusé, un pareil scélérat ne méritant pas d’être traité avec plus d’égards. Le greffier finit par le convaincre que cette manière d’exprimer son indignation était inconvenante pour un juge. Maintenant, à la vue de Gagarine, homme grisonnant au grand nez et à la barbe touffue, qui ressemblait à un bon loup, je me rappelais la conclusion de ma tante Kouchina, son alliée. Alors, si le criminel est un noble, on n’a pas le droit de le tutoyer, même sous la potence!

Karakozov allait être jugé le premier du groupe. Je me mis aussitôt à côté de lui. Quatre soldats nous encadraient, sabre au clair. De sa main fine et osseuse, l’accusé tiraillait sa moustache. Il semblait embarrassé, ne sachant où aller ni sur quoi s’asseoir.

– Approchez, Karakozov! dit le prince d’une voix tremblante d’émotion: brave homme au fond, il lui coûtait de rendre une sentence de mort.

On avait amené comme témoin Ossip Komissarov, le sauveur présumé, dont la moitié de la ville disait que c’était un fantoche du comte Totleben. Mais ce chapelier ivrogne, qui s’était trouvé par hasard le plus près de la grille, devait symboliser la main du peuple protégeant le tsar. Le symbole s’était changé en idole. Personne ne croyait à la fable du sauvetage, mais après la déposition de l’individu, le président du tribunal se leva, les autres l’imitèrent, et le prince Gagarine lui déclara: