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– Ossip Ivanovitch, recevez la gratitude de toute la Russie!

Karakozov tressaillit. Il promena sur les visages un regard désolé; un pâle sourire effleura ses lèvres lorsqu’il rencontra les yeux ahuris de Komissarov qui, le torse bombé et les mains sur la couture du pantalon, comme une ordonnance posant chez le photographe, plissait son front bas dans un effort de réflexion, essayant de comprendre pourquoi on le fêtait de nouveau.

J’ignore si j’ai vu tout cela moi-même, ou si je l’ai entendu raconter, ou si je viens de le lire dans les livres que m’a apportés Ivan Potapytch…

Ma raison se brouille, car je suis inaccoutumé à la nouvelle façon de penser et de sentir. Tout ce qui est émouvant me fait la même impression, que je l’aie lu, entendu ou vu.

Sur la table des pièces à conviction, il y avait les pistolets de Karakozov, une cassette et le poison que, dans son saisissement, il n’avait pas eu le temps d’avaler aussitôt après l’attentat.

Ses yeux étaient rivés à la table. En une seconde, le poison absorbé eût mis fin à l’horrible attente de la peine capitale. Ses yeux paraissaient décolorés. Une lutte atroce alluma son regard lourd, puis la flamme mourut. Prunelles d’un bleu terne, épuisées d’insomnie… Battement précipité des paupières rouges…, Karakozov renonçait au suicide et acceptait l’exécution.

Au bout d’une minute, le comte Panine, après s’être concerté tout bas avec son voisin, enleva prestement le poison et les armes.

En voilà assez pour aujourd’hui. Le violent combat intérieur de Karakozov m’a brisé, comme si on m’avait fait passer par le cœur un courant électrique à haute tension. Le coeur a succombé, mais je reste en vie.

Quelle force, quelle foi dans sa cause devaient donc soutenir cet homme qui, à deux reprises, devant la perspective de tortures morales inouïes et d’une exécution différée d’un mois à l’autre, résista à la tentation d’une mort immédiate!

Chapitre V Les tambours

Je ne quittais plus le lit depuis quelques jours: on ne saurait vaincre impunément l’espace par la volonté. Ce brave Ivan Potapytch grognait en me donnant le meilleur morceau:

– Vieux comme tu es, reste couché, nous n’en serons que, plus tranquilles. Et si, avec ça, tu apprends à tricoter, ce sera très bien. Ce n’est pas sorcier pour qui a de l’instruction; je vais t’apporter du coton et des aiguilles, les petites te montreront comment il faut faire.

Me voilà au lit. Je me repose. Mes pensées vont de nouveau en ligne droite. Ma mémoire est excellente. Non, cette nuit, je n’irai pas chez Mikhaïl. J’évoquerai normalement ce que j’ai vu en ce terrible jour.

C’était à la fin d’août 1866. On s’extasiait au salon de ma tante sur la délicatesse du tsar qui avait fait connaître son désir par Chouvalov: si l’exécution de Karakozov n’avait pas lieu avant le 26 août, jour du sacre, il lui déplairait qu’on la fît entre le 26 et 30, jour d’Alexandre Nevski et fête patronymique du tsar.

Cet ordre de l’empereur soucieux de ne pas assombrir les jours solennels, dénotait, de l’avis général, un cœur d’or, sensible au destin du pire des scélérats. Je me souviens du «mot» lâché à cette occasion par le comte Panine:

– J’estime, pour ma part, qu’il faudrait en exécuter deux plutôt qu’un et trois plutôt que deux. Mais… faute de mieux, qu’on se réjouisse de la pendaison du meneur.

Il y avait cependant des salons de nuances libérales où la clémence du tsar n’était pas appréciée, tandis qu’on s’attendrissait sur la bonté de Gagarine qui, étranglé par les larmes, avait eu de la peine à terminer la lecture de la sentence. L’inculpé, avait-il ajouté, pouvait adresser au tsar un recours en grâce.

Ce fut l’avocat Ostriakov qui se chargea de le rédiger en termes laconiques et vigoureux. Karakozov, devenu presque inconscient, signa.

Le tsar répondit par un refus.

– Mais avec quelle délicatesse! s’exclamaient les dames.

Quant au petit vieillard de style européen, il enfreignit son horaire méticuleux pour accourir chez ma tante de bon matin, comme un jeune homme, et lui répéter mot à mot les paroles de Zamiatine, ministre de la Justice qui avait rapporté au tsar la demande de Karakozov dans le wagon de chemin de fer, en l’accompagnant de Pétersbourg à Tsarskoïé Sélo.

– Sa Majesté, disait le ministre au petit vieux, a répliqué avec une expression angélique: «Comme chrétien, j’ai pardonné depuis longtemps au criminel, mais je ne me juge pas en droit de lui pardonner en tant que souverain.»

Gagarine, le bon vieillard, transmit cette décision irrévocable à Karakozov quelques jours avant l’exécution, pour lui laisser le temps de songer à son âme.

Informé de la chose, je retirai ma demande d’admission à l’académie et sollicitai l’affectation à un détachement envoyé contre les montagnards insoumis.

Les volontaires étant peu nombreux, mon enrôlement ne souleva point d’objections. J’en ressentis un étrange apaisement, comme si j’avais trouvé ma vraie place. Le même jour, je lus dans le journal que Karakozov serait exécuté en public au Champ de Smolensk, à sept heures du matin.

C’était le surlendemain.

Le 2 septembre, l’annonce de l’exécution était affichée à tous les carrefours. Je savais que j’irai. C’était plus fort que moi. Mais ne pouvant rester seul jusqu’à l’aube, je m’en allai jouer au billard. Mon étudiant m’avait devancé. Comme les jours précédents, on ne discutait que du procès.

Un robin à la bouche en tirelire démontrait, avec une lenteur assommante, qu’il eût été juste d’infliger le même châtiment à Khoudiakov, l’idéologue des conjurés, et à Ichoutine, l’instigateur. Dans les hautes sphères, disait-il, on désapprouvait la mollesse du tribunal, et le tsar irrité avait déclaré à Gagarine:

– Vous n’avez rien laissé à ma miséricorde!

Pour Ichoutine, il commua, du reste, la peine de mort en travaux forcés à perpétuité, après lecture de l’arrêt sous la potence, le linceul sur les épaules.

L’étudiant raconta qu’au cours de théologie le père Palissadov était demeuré longtemps pensif, puis, secouant sa chevelure, avait proféré avec un courroux paterneclass="underline"

– Si ce n’est pas malheureux: on s’évertue à vous inculquer les vérités chrétiennes, et après ça on est obligé de vous pendre…

Mais ces propos se tenaient le soir, alors que de longues heures nous séparaient du drame qui se jouerait à l’aube, au Champ de Smolensk. Le soir, dans le bien-être de la salle éclairée, aux cris joyeux de «double-bande!», le mot de «peine de mort» pourtant prononcé sur le même ton que les autres, semblait monstrueux et répugnait au sentiment.

Mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, et quelqu’un dit:

– En route, messieurs, il faut occuper les meilleures places.

Je tressaillis, comprenant soudain qu’il fallait se mettre en route vers le Champ de Smolensk où allait se produire ce qui était imprimé en noir sur blanc à tous les coins de rues:

«L’exécution de la sentence de la Cour Suprême, concernant le criminel d’État Dimitri Karakozov, est fixée au samedi 3 septembre à St-Pétersbourg, Champ de Smolensk, 7 heures du matin».