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–  Ils se réuniront chez le ministre de la Justice, dit le robin à la bouche en tirelire.

– Qui ça, ils? demanda l’étudiant.

– Les chefs de départements, les généraux, les membres de la commission judiciaire, les fonctionnaires du Sénat. Et comme s’il savourait le spectacle de la brillante assemblée, il ajouta: Tous chamarrés d’or.

Je sortis de la salle de billard et me dirigeai seul vers le Champ de Smolensk.

Le jour n’était pas levé, mais déjà les concierges balayaient les rues. Il faisait bon marcher sur les trottoirs déserts et les pavés que n’ébranlaient point les roues des fiacres. On avait, semblait-il, évacué par la voûte bleue du firmament l’air vicié de la veille, et amené de l’air frais. Un émoi contenu se dégageait du ciel d’automne sans brume. Le soleil était sur le point d’apparaître.

Je me souvins tout à coup du petit coq d’argile. Oui, le voilà, dans ma poche. C’est donc vrai! «Si le lever du soleil est net, me dis-je, et que la journée s’annonce belle, il y a de l’espoir.»

Des cuisinières se montraient aux portes, un panier au bras, sous de grands fichus qui épaississaient leurs silhouettes.

Le soleil se leva, éclatant, sans le moindre nuage. Mais en apercevant une plaque de policier, tout aussi éclatante, astiquée à la mie de pain, comme pour les grandes occasions, je réalisai qu’il n’y avait plus d’espoir, que rien n’y ferait: ni le balayage matinal, ni les cuisinières aux paniers, ni le coq d’argile…

L’exécution aura lieu.

Les rues s’étaient subitement remplies. Dans l’île Vassilievski, le flot compact avait envahi chaussée et trottoirs. C’est à peine si la police parvenait à ménager, par ses cris, un passage au milieu. Le vernis noir des carrosses miroitait. Des officiers, des dignitaires civils défilaient devant moi, sanglés, empanachés. À la vue d’un équipage, la foule se crut en retard et galopa. La frayeur, la curiosité altéraient les visages. Je tournai le coin et m’engageai par des ruelles silencieuses. Ce raccourci me permit de gagner le Champ de Smolensk en même temps que les voitures, qui s’arrêtèrent subitement. Une maisonnette était préparée pour la commission exécutive. Tous descendirent pour y attendre la venue du condamné. Quelques-uns causaient en mettant pied à terre, mais personne ne souriait, tous étaient pâles. Deux filles de joie, pressées de voir le supplice, me coudoyaient. Elles parlaient de leurs affaires. La plus âgée chapitrait sa compagne:

– T’as bien nocé avec Vassia, puis avec Sidor. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Klim, pour t’enjôler? Tu parles d’un béguin! Lui ou un autre, c’est du pareil au même.

– Que non, dit la plus jeune dont les cheveux s’échappaient en mèches soyeuses de sous le fichu et dont les yeux hagards me rappelèrent ceux de Véra. J’ai nocé à droite et à gauche, mais Klim, c’est mon destin. Lui seul a besoin de moi. J’ai donc à répondre de lui.

– J’ai à répondre de lui, répétai-je, furieux, en songeant au coq d’argile que je devais remettre à Véra.

Lorsque Trépov, le chef de la police, fut passé, fonctionnaires militaires et civils sortirent de la maisonnette et remontèrent en voiture pour le suivre.

Sur la place, près du carré de troupes, ils gravirent les marches d’une estrade peinte en noir. Regardant du côté opposé, j’aperçus ce que je m’attendais à y voir, ce que je m’étais nettement représenté: la potence. Mais je ne m’en rendais pas bien compte.

Certes, si on m’eût demandé où elle était, j’aurais désigné ces deux montants réunis par une traverse. Mais je ne le sentais pas, sans doute parce que j’étais beaucoup plus épouvanté par l’échafaud, fraîchement peint en noir, comme le reste. Tel un réservoir de sang inhumain, il luisait sinistrement au soleil levant. Et c’est là que se passa la scène la plus horrible.

– Ça s’appelle un échafaud, dit un lycéen à son camarade, le doigt pointé.

Il se peut que la charrette infamante était arrivée sans bruit, je ne saurais le dire. Mes tempes battaient à coups précipités. Je croyais, moi, que c’était le roulement de cette hideuse guimbarde traînée par une paire de chevaux, avec une haute banquette où quelqu’un était enchaîné, le dos tourné à l’attelage.

Je ne reconnus pas Karakozov. Ce n’était plus lui d’ailleurs. Ce n’était pas l’homme qui avait fièrement jeté au tsar, dans sa dernière lettre, qu’il «aurait donné cent vies pour le bonheur du peuple», ni l’être charmant, aux beaux yeux juvéniles, qui m’avait chargé de transmettre, en guise de salut suprême, ce jouet de son enfance à celle qu’il aimait peut-être.

Là, sur cette horrible guimbarde, je voyais une face livide, aux yeux blancs inanimés.

À la vue de la potence, il eut un haut le corps. Puis il resta pétrifié. Tel le crucifié de Rembrandt, son corps s’affaissa, inerte, lorsque les bourreaux le délièrent de la charrette pour lui faire monter l’escalier et le mettre contre le pilori dressé au fond de l’échafaud.

– Le poteau d’infamie, remarqua un homme en pèlerine de concierge, et un collègue lui répondit:

– Pour une infamie, c’en est une! Les exécutions, ça doit toujours être ignominieux.

Un policier à cheval se tenait près de l’échafaud; en face, il y avait un groupe d’Américains de l’escadre en visite à Cronstadt. Je me rapprochai du chef de la police et l’entendis qui disait au greffier:

– Il vous faut grimper là-haut pour lire l’arrêt. Que le peuple sache notre respect des lois.

Le greffier obéit, tiré à quatre épingles, son chapeau à plumet sous le bras, un papier à la main. Il s’avança vers la rampe, aussi livide que le condamné. Le papier tremblait entre ses doigts.

«Par ordre de Sa Majesté Impériale…»

Quel abominable frisson me prit au roulement des tambours! J’en étais tout secoué, pendant que les troupes présentaient les armes. La foule se découvrit. Les tambours s’étaient tus, mais je frissonnais toujours et n’avais pas compris un mot de la lecture du greffier qui était revenu sur l’estrade des ministres et de la commission.

L’archiprêtre Palissadov avait rejoint Karakozov sur l’échafaud.

Au bout de ses bras tendus dans un geste de défense ou d’attaque, il brandissait une croix d’or qui flamboyait au soleil. Il était muni de tous ses attributs.

On n’entendait pas ses paroles. Ayant appuyé la croix sur les lèvres violettes du condamné, il fit volte-face et redescendit.

Les bourreaux montèrent. À deux, ils levèrent un linceul au-dessus du visage figé, qui ne donnait plus signe de vie. Ne sachant pas s’y prendre, ils lui mirent d’abord la cagoule sur la tête.

À ce moment le soleil s’éteignit pour le condamné, et peut-être mourut-il lui-même.

Rien n’est plus terrible, je suppose, que l’instant où la conscience encore vivante perçoit la mort.

Mais là-dessus il se produisit une chose qui surpassa en cruauté tous les crimes et tous les châtiments. On effaça pour une seconde la sensation de la mort pour replonger aussitôt le malheureux dans une nouvelle agonie.

À un signe du policier les bourreaux maladroits firent ce qu’on fait seulement aux graciés: ils ôtèrent le linceul.

Le soleil éclaira le visage de la victime. Ses yeux, subitement ranimés, prirent un éclat indicible. La bouche tendre, soudain colorée, tressaillit. Quel qu’il fût, il n’avait que vingt-quatre ans, il tenait à la vie. Et à cet instant, il se crut sauvé.