Malgré le meuble massif qui le séparait du prisonnier et les gardes du corps prêts à intervenir – Chouvalov, le revolver au poing, les deux gendarmes armés derrière la porte, Iakov Stépanytch muni d’une corde pour le cas où le prisonnier «tomberait en démence» – Alexandre II était pâle d’effroi. Cependant l’homme de grande taille, debout devant lui, n’aurait sûrement pas eu la force de l’attaquer, l’eût-il voulu. Ses bras pendaient, inertes. Les doigts grêles étaient pressés contre la capote de soldat, mise par-dessus la blouse de prisonnier, pour la sortie.
Il était d’une maigreur effrayante. Les pommettes saillaient sous la peau jaunâtre, morbide, où la barbe et les moustaches de jais paraissaient collées. Son visage exprimait une indicible souffrance. Une supplication se lisait dans les prunelles, larges et brillantes. Le front dégagé se plissait douloureusement, le cou était tendu, tout le corps atrocement crispé.
Il paraissait faire un pénible effort pour se rappeler quelque chose.
Le comte ne lui avait peut-être pas dit où on le menait, à moins que le prisonnier, prévenu de l’entrevue avec l’empereur, ne fût brisé par un excès d’émotion.
– Il n’a pas l’air de savoir où il est, dit le tsar à Chouvalov. Expliquez-le-lui.
Le comte s’approcha de l’homme enchaîné et lui parla en articulant avec soin, comme à un sourd ou à un étranger:
– Le tsar vous accorde une grâce inouïe en vous faisant venir au palais. J’espère que six ans de réclusion vous ont assagi, et que vous vous repentez des aberrations de votre jeunesse. En nommant ceux qui vous ont fourvoyé dans cette erreur funeste, vous adoucirez votre sort. Vous avez compris? C’est le tsar en personne qui est devant vous.
Le détenu se redressa, la tête haute, les yeux brûlant d’une flamme superbe…
Je me souviens qu’à ce moment Iakov Stépanytch me montra Jean-Baptiste sur la gravure d’Ivanov, pendue au mur. Mikhaïl, quand il était inspiré, lui ressemblait effectivement.
D’une voix rauque, saccadée, déshabituée à émettre des sons humains, il proféra:
– Imposteur!
Et levant son bras où la chaîne tintait, il cria encore plus fort, en faisant un pas vers le souverain:
– Imposteur! Il n’y a plus de tsar, j’ai payé de sa mort le bonheur du peuple! J’ai établi la constitution… Qu’on élargisse Tchernychevski! Ogarev et Herzen seront ministres. Qu’est-ce que tu attends, planté là comme une souche? lança-t-il à Chouvalov. Cours! Exécute mes ordres! Quant à cet imposteur…
Il se tourna vers le tsar qui avait blêmi. Subitement, il parut le reconnaître. Dans un accès de fureur qui le secoua tout entier, il leva les poings:
– Bourreau! Vive la Pologne! Vive la Russie libérée! Chouvalov lui ferma vivement la bouche et appela Iakov Stépanytch:
– Tiens-lui les mains!
Le vieillard accourut, mais il dut soutenir le corps affaissé du prisonnier, qui était à bout de forces.
– Votre Majesté, dit Chouvalov, vous voyez, il n’a plus sa raison. Ne vous plairait-il pas qu’on le transfère à la maison d’aliénés de Kazan? C’est assez loin d’ici et on peut l’y garder isolé.
Le tsar s’approcha en silence du martyr évanoui et le considéra longuement. Son visage livide frémissait de rage contenue. Puis il dit à Chouvalov avec un regard glaciaclass="underline"
– Qu’on le remette dans son cachot. Et il ajouta après une pause. Il faut faire un exemple.
Chouvalov introduisit les gendarmes. Ils emportèrent l’homme qui n’avait toujours pas repris connaissance. Iakov Stépanytch s’aperçut que ses mains, alourdies par les fers, pendaient comme celles d’un cadavre. Le nez aquilin, aminci, entre les joues creuses et la barbe hirsute pointait d’une manière effrayante.
…
Voilà ce que j’ai retenu mot à mot, pour la vie.
Chapitre VIII Le retour au pays
À part les cellules occupées, le cerveau humain comprend une multitude de cellules disponibles pour les sensations et les images nouvelles qui vont pénétrer dans le cerveau de l’individu; bref, c’est un magasin de cellules de réserve prêtes à recevoir les matériaux futurs…
«Et plus loin, d’après Meinert: la substance corticale du cerveau contient de 600 à 1 200 millions de cellules, cependant que le nombre de nos idées est nettement inférieur. En outre, l’homme dépense sa force dans la vie quotidienne, à acheminer les impulsions de la volonté par les voies conductrices. Oui, cela prend cinq fois plus de temps que la formation des idées.
«Alors, supposons qu’on arrête les impulsions de la volonté, pour concentrer toute la force sur un point. Qui sait quelles nouvelles idées, quelles découvertes naîtront des cellules inoccupées? Peut-être que l’homme découvrira à nouveau…»
J’ai trouvé cette citation sur un feuillet bleu, couvert d’une écriture menue et inséré dans un vieux numéro de l’illustré Niva, qu’Ivan Potapytch m’a prêté pour regarder les images. Il l’a échangé hier contre un paquet de tabac de l’époque du rationnement.
Ce bout de papier m’a sidéré. Sous les mots «découvrira à nouveau» il y a un dessin représentant la roue ailée de la Fortune.
Mais c’est justement là ce qui nous préoccupe, Vroubel-le-Noir et moi. La roue!
Tout est convenu entre nous. Le médecin chef a commis une bévue: il aurait dû nous séparer, au lieu de nous laisser chuchoter ensemble. Maintenant ça y est, ha-ha…
J’ai demandé des ciseaux à Ivan Potapytch, pour découper quelque chose dans du papier journal, mais il ne veut rien entendre. Il s’est retourné, la joue savonnée pour se raser, l’œil méfiant sous le sourcil en broussaille, et m’a répondu d’une voix qui ressemblait à celle de l’autre… du peintre noir:
– C’est ça, coupe-toi la gorge!
Parbleu! Et moi qui me torturais l’esprit…
La roue, il faut l’avaler la veille, pour qu’elle se plante la nuit dans le gosier, comme une hélice.
Et le jour, dès que la foule aura rempli les rues et que la musique retentira sous les fenêtres, il faudra introduire l’air pour actionner la roue. Mais voilà, j’avais oublié le procédé…
Fatigué de voir tourner la roue de la vie, je me suis emparé des clefs, j’ai lu le livre et compris les symboles. Et je suis autorisé à transmettre mon savoir. Pour cela, il faut un acte qui soit à la portée de chacun.
Les nerfs relient les centres du mouvement et de la sensibilité. Tandis que l’intermédiaire entre le centre caché du vol et le premier élan des bras faisant office d’ailes, il s’agit de le créer!
Mais nous avons réussi. Les autres apprendront bientôt la bonne nouvelle.
C’est clair: Ivan Potapytch ne me laissera pas sortir. Je n’ai plus la force de me sauver, mes jambes sont comme du plomb. J’en serai réduit à m’envoler tout seul. J’ai déjà informé Vroubel-le-Noir par un moineau qui était entré dans la chambre par le vasistas. Il est reparti dès que je lui ai dit l’adresse; c’est en vain qu’Ivan Potapytch a essayé de l’attraper avec un filet à papillons. Le moineau, en polonais, c’est Vroubel, ha-ha…
Les fillettes, cédant à mes prières et à mes larmes, m’ont découpé deux roues en papier. Si une seule ne suffit pas, j’avalerai la deuxième. Mais avant qu’Ivan Potapytch m’eût dit: «C’est ça, coupe-toi la gorge» je ne savais comment capter l’air des sphères. D’ailleurs, je le répète, cet ordre que m’a donné Ivan Potapytch, émanait d’un autre maître.