Plus qu’une chose à faire: chiper les ciseaux avant le 25 octobre!
J’étais très agité. J’avais peur de crier, mais chaque fois qu’Ivan Potapytch passait dans mon voisinage, j’allongeais le cou et sifflais comme un serpent. C’était la façon la plus délicate et la plus claire de lui signifier qu’en retardant une découverte mondiale, il s’assimilait à un reptile. Mais, dans son ignorance, il n’y comprenait rien, et les fillettes, innocentes, pouffaient de rire.
– Écris donc tes œuvres! cria Ivan Potapytch et, d’un geste accoutumé, il me fourra la plume dans la main.
À peine l’eus-je prise que j’aperçus Iakov Stépanytch sur le poêle. Il s’était fait minuscule comme un diablotin, pour pouvoir descendre du poêle par la ficelle du ventilateur. Mais en m’abordant, il avait recouvré sa taille normale, son veston de lustrine, ses cheveux d’argent et son teint frais. Il m’apposa ses deux mains sur la tête.
– Calme-toi et n’effraye pas le monde! Prends le coq d’argile et raconte à Véra Erastovna tout ce que tu as vu. Je pris le jouet, et il me transporta à la closerie de Linoutchenko, dans la chambre de Véra.
Qu’est-ce que je dis là… Je voyageai longuement en chemin de fer, puis je passai en troïka près des ruines carbonisées du domaine de Lagoutine… Mais qu’importent les moyens de transport, du moment que je parvins à destination?
La première neige éclairait la chambre à travers les doubles châssis aux carreaux nets. De jeunes arbustes frisés regardaient par les fenêtres. Ils ne voulaient pas se départir de leur feuillage vert, qui trouait hardiment le manteau de neige.
Véra reposait, adossée à une pile d’oreillers, sous une couverture espagnole de soie bariolée, dont je me souvenais depuis l’enfance. Quand elle était malade, je m’asseyais à son chevet pour jouer ensemble avec cette étoffe chatoyante. C’était tour à tour un parc, le fond de la mer, un cratère de la Lune…
Véra, qui fixait la fenêtre ne me vit pas entrer doucement avec Linoutchenko. J’eus de la peine à la reconnaître, tant elle avait maigri. Elle était d’une pâleur diaphane, ses tresses qui n’avaient plus leur éclat doré, retombaient, inertes, sur ses épaules.
– Véra! fit Linoutchenko. Voici Sérioja!
Elle tourna la tête. Ses yeux immenses, vides, me regardèrent avec un faible espoir. Elle avança un peu les mains dans ma direction. Je m’agenouillai, je pris ces doigts frêles et blancs et j’y collai mes lèvres. Comment avais-je pu l’oublier? J’aimais en elle la persistance de mon amour. Il me suffisait de la revoir pour l’aimer de nouveau.
– Vous l’avez vu? demanda-t-elle sans nommer personne.
– Il est venu la veille et m’a prié de vous dire qu’il ne pouvait plus attendre: il se sentait très mal. Il vous offre ce précieux souvenir de son enfance.
Je remis à Véra le coq d’argile. Mais dès qu’elle le prit et que ses larmes jaillirent, silencieuses, j’éprouvai une atroce douleur. Mû par des sentiments complexes où la méchanceté avait sa part, je lui dis sans ménager sa faiblesse:
– Vous savez, Iakov Stépanytch a vu Mikhaïl. Il a assisté à son entrevue avec le tsar; on avait amené le prisonnier au palais, les fers aux mains et aux pieds.
– Qu’est-ce que vous faites! s’écria Linoutchenko.
– Parlez, Sérioja, si vous ne me dites pas tout, je mourrai…
Elle s’était assise et serrait convulsivement le petit coq, tout comme je l’avais fait dans mon égarement, après l’attentat au Jardin d’Été. Je lui racontai l’histoire. Elle écoutait, immobile, le souffle en suspens, de sorte que je la crus morte. Je m’interrompis pour me jeter vers elle, mais elle m’écarta de la main et dit d’un accent ferme:
– J’écoute. Je comprends tout. N’oubliez pas un mot.
Quand j’eus terminé, elle se tourna vers Linoutchenko, demeura un bon moment silencieuse et prononça d’une voix suppliante:
– Mon ami, n’envoyez que moi sur la Volga! Je resterai à Kazan. On finira bien par l’y amener un jour.
Elle se renversa sur les oreillers et ferma les yeux. Je sortis derrière Linoutchenko.
– Pourquoi le lui avez-vous dit? commença-t-il, puis il se ravisa. Au fait, cela vaut mieux pour elle. Mais pas pour vous…
Il me scruta d’un regard dur.
– Je ne puis vous parler à l’heure actuelle. Venez me trouver ce soir, sans faute!
J’allai faire mes adieux au pays de mon enfance, que j’étais sûr de ne plus revoir. Cette vie-là était finie…
Car l’homme en a plusieurs. L’une achevée, il devient pareil à un cadavre, ou plutôt à la terre figée sous le linceul de neige, avec son herbe sèche et ses semences nouvelles, profondément endormies. Et de même que la terre dégèle, l’homme se relève du terrible chagrin qui l’a abattu. Il se remet à vivre, à remplir ses jours comme tout le monde. Seules les nuits ne sont plus ce qu’elles étaient: celui qui a connu les affres de la mort, a le cœur étreint d’une angoisse mortelle qui l’empêche de dormir.
Mais seulement la nuit.
Le lendemain matin je devais partir pour le Caucase. Je faisais le tour des maisons, prenant congé de mes frères de lait, de mes filleuls, de mes compères. On me servit tant de fois le coup de l’étrier, qu’avant de me rendre auprès de Linoutchenko, j’allai dissiper mon ivresse au bord du lac surnommé «l’Oeil de sorcière».
Voici le grand rocher où, il y a sept ans, nous étions assis tous les trois, pleins de tourments et d’espérances. À présent l’un était fou, perdu pour la vie, et Véra et moi étions brisés.
Mais le lac n’avait pas changé: uni comme un miroir dans la journée, il subissait la nuit un changement merveilleux. Le ciel aux yeux innombrables s’y reflétait, les étoiles d’en haut clignaient aux étoiles d’en bas et faisaient naître dans l’eau une vie mystérieuse, invisible au grand jour.
Un frisson courut sur l’onde, d’une étoile à l’autre. Au-dessous, j’entrevis une forme vaste et sombre, qui palpitait dans les profondeurs. Elle semblait tenter de vains efforts pour se dégager et remonter à la surface.
La lune se leva dans le ciel nocturne, des nuages défilèrent, troupe d’oiseaux blancs. Les étoiles cédèrent le pas à la lune qui, telle une beauté accomplie et nonchalante, nettoya le firmament et se contempla seule dans le miroir pur du lac.
Voici les sources qui bouillonnent au fond: l’être captif s’arrache par soubresauts à la vase, aux algues qui le paralysent; il frappe le miroir et brise le disque de la lune en millions d’étincelles. Le lac s’embrase, mais rien que pour un instant.
La lune a disparu, les feux sont morts. Les étoiles d’en haut sourient victorieuses à celles d’en bas, comme des augures qui gardent entre eux leur secret.
«Mais sitôt que tu feras sauter la ceinture de rochers, la terre sera légère et tu t’envoleras!» Qui a dit cela? Peu importe. Il l’a dit, et moi je le ferai.
Je m’envolerai. Je m’en-vo-le-rai.
…
Un demi-siècle s’est écoulé depuis notre entretien, mais je le hais toujours, ce Linoutchenko. Il m’a laissé en vie, après m’avoir dépouillé. On doit taire certaines choses, ou tuer immédiatement celui à qui on les a dites. Bien peu de gens, d’ailleurs, se doutent du pouvoir de la parole, bien peu savent l’utiliser comme arme. On se querelle, on s’aime, on se trompe l’un l’autre, on s’assassine parfois sans toucher le fond de l’être. On fait agir un remplaçant qui vous cache derrière son dos.