Linoutchenko atteignit mon véritable moi, que j’étais seul à connaître. Ce que cet homme trapu, désagréable, me révéla d’un ton modéré, moi seul avais le courage de me l’avouer, et pas toujours encore.
– Vous allez dans le Caucase, paraît-il? dit Linoutchenko en fermant la porte à clef, pour ne pas être dérangé. C’est pour longtemps, j’espère?
– Oui, je pars. Mais pourquoi vous plaît-il d’«espérer»?
– Parce qu’autrement je vous proposerais de ne plus nous fréquenter. Nous passons à un genre d’activité qui exclut les témoins indifférents. Il serait désormais inadmissible que vous ne soyez ni avec ni contre nous. Et puis, je voudrais vous dire… vous ne le savez pas, sans doute… j’y suis autorisé par une certaine affection pour vous, que j’ai connu enfant.
– Moi, je pensais que vous me méprisiez, répliquai-je sans le vouloir.
– Il n’y a pas de quoi, autant que je sache, dit-il sans sourire, ce qui me piqua au vif. Mais je tiens à vous avertir. Vous permettez?
– Je vous en prie, articulai-je, pris de haine pour ce visage dur, aux pommettes saillantes.
– Vous avez gardé l’irresponsabilité d’un adolescent. Or, vous devriez savoir déjà que la pensée, le sentiment et la volonté doivent concorder. Dans votre langage militaire, il est temps de vous passer en revue, de mobiliser vos forces, de vous assigner dans la vie telle ou telle position. Les gens désordonnés sont les pires traîtres.
Et me transperçant de ses petits yeux verts, il lança:
– Avouez que vous avez essayé de changer le destin de Mikhaïl? Je parie que vous avez parlé à Chouvalov.
– La tentative, même avortée, d’adoucir le sort d’un ami, est-ce donc une trahison?
Il me semblait que cet homme disait des choses blessantes, mais je n’en ressentais nulle colère. Il avait l’accent impossible d’un mécanicien soucieux d’assembler au plus vite les pièces d’une machine.
– Si, en plaidant la cause de Beidéman, vous avez eu la faiblesse d’obéir, comme vous venez de le faire en présence de Véra, au moindre sentiment autre que le désir de l’aider, comptez que vous l’avez trahi. Ne savez-vous pas qu’une goutte de sang canin inoculée à un chat est mortelle pour ce dernier? Quand on n’a pas une volonté monolithe, mieux vaut rester inactif. Vous qui êtes indécis, vous avez essayé d’agir, j’en suis certain. Inutile de m’opposer des faits. Au point de vue forme, vous avez peut-être raison. Mais vous êtes sorti de votre milieu sans entrer dans le nôtre. Or nous autres, nous sommes en alliage pur. Adieu.
Je me demandai de nouveau si je ne devais pas le provoquer en duel, mais je ne fis que m’incliner sèchement en disant:
– Adieu, si cela vous arrange. Je pars demain pour toujours. Mais je veux revoir Véra seul à seule.
– Bien, dit Linoutchenko. Vous ne pourrez pas nuire à sa santé plus que vous ne l’avez fait.
– Assez de remontrances! criai-je, impatienté. Je suis à votre disposition. Sans témoins, si vous voulez, par tirage au sort… Le duel à l’américaine.
Il me jeta un coup d’oeil à bout portant, comme pour me traiter d’imbécile, mais il ne dit rien, haussa les épaules, ouvrit la porte et s’en alla.
Je passai la nuit à compter combien de fois j’avais trahi Mikhaïl. Quatre! Oui, par l’intervention de ma volonté, j’avais modifié à quatre reprises le destin de cet homme. Et, comme ma volonté n’était pas en alliage pur…
D’abord j’empêchai l’union de Véra et de Mikhaïl en remettant la Cloche à Mosséitch. Puis je suggérai à Chouvalov une autre version de l’affaire, qui eut pour résultat le ravelin Alexéevski au lieu de la maison d’aliénés, d’où il aurait pu s’évader. Plus tard, sensuellement épris de Larissa et jaloux de mon ami désarmé, je le privai d’une puissante alliée. Enfin, sans plus songer à le délivrer et n’ayant d’autre but que d’apaiser ma propre douleur, je l’exposai, dément, au courroux implacable d’Alexandre II.
Que les jurés me réhabilitent. Moi, dans ma vieillesse, je ne sais que ce que je sais.
Non seulement ton acte – ta mauvaise pensée, ton mauvais sentiment peuvent être la goutte qui fera déborder le calice amer du destin d’autrui.
Chapitre IX L’araignée et le pic
Je surveille la fenêtre. Un peu plus, il arrivait un malheur tantôt. Ivan Potapytch s’est disputé avec les fillettes: il voulait condamner la fenêtre pour l’hiver, et les petites pleuraient, promettaient de le faire le 26, après la fête. Tout cela, pour que je livre mon dernier combat le 25. Il reste quelques jours à peine.
En outre, un présage est venu aujourd’hui me confirmer dans ma décision: derrière la vitre, entre les deux châssis de la fenêtre demeurée libre, j’ai vu…
Une araignée.
Je ne l’avais pas plus tôt remarquée, qu’Ivan Potapytch dit expressivement, en parlant de quelqu’un:
– C’est un ami dévoué.
Quel mot, quel mot! C’est là l’expression d’une solide amitié. Mais oui, un ami n’est cher que s’il est dévoué.
Moi, j’ai un ami dévoué et…
Une araignée…
C’est bizarre. On ne devait pas prendre Véra comme l’autre… l’homme aux yeux gris bleu. Pourquoi avait-elle donc, comme lui, un visage livide, quand je lui annonçai que je partais pour toujours?
Nous nous taisions. Je tenais ses doigts fins, puis je dis en montrant la couverture espagnole:
– Nous revoilà, Véra, ainsi qu’au temps de notre enfance, à nous promener sur la soie multicolore. Ceux qui le veulent, n’ont qu’à louer des appartements, acheter des meubles de salon et faire des enfants. Nous, nous avons commencé et nous finirons là, sur cette étoffe bariolée. Je ne sais ce que c’était pour vous; pour moi, j’ai eu beau connaître d’autres femmes, je n’ai jamais cessé de vous aimer. C’était un amour unique, indestructible comme celui du pauvre Werther. Adieu, ma bien-aimée, je pars dans le Caucase.
– Pour toujours, Sérioja?
Son accent stupéfait me fit comprendre qu’elle en était venue à me considérer comme son bien. Et puis, mon départ supprimait tout ce qui la rattachait à son passé personnel, ne lui laissant que le culte austère de la révolution, sous la férule de Linoutchenko.
Et voici qu’un simple sentiment de femme éclaira un instant ses yeux, mais rien qu’un instant… Je devinai qu’elle avait peur.
– Pour toujours, dis-je d’un ton ferme, et au souvenir blessant de la réprimande de Linoutchenko, j’ajoutai, rageur: J’en ai assez d’être un accessoire.
– Sérioja!
Cette tendresse inusitée venait trop tard. J’étais exténué, ravagé. Dans ce regard affectueux, dont je rêvais en vain depuis des années, je ne vis qu’un nouveau sujet d’irritation: ne pensait-elle pas s’unir à moi pour louer un appartement, acheter des meubles et faire des enfants? Des enfants, surtout. Car les femmes désespérées cherchent un refuge dans les enfants, comme le lièvre dans les fourrés.