– Pour toujours, Sérioja.
Et à cet instant que j’avais déchiffré, ou plutôt inventé dans ma basse rancune, un dernier malheur se produisit, terrible…
Je lâchai ses mains et me remis debout: je ne l’aimais plus.
Invraisemblable?
Non, ce sont des choses qui arrivent.
Je ne le comprends du reste qu’aujourd’hui; alors, je ne savais pas. Un affreux ennui s’était soudain abattu sur moi, et cependant je me sentais impondérable, comme vidé. Je n’avais plus qu’un désir: m’en aller.
Ce fut elle qui dit d’une voix suppliante:
– Si je vous écris que j’ai grand besoin de vous voir, vous viendrez, où que vous soyez? C’est promis? Au nom de notre enfance, de notre jeunesse…
Je me tenais à la fenêtre, silencieux. Devinant mon état, mais aussi incapable de le définir, elle se souleva et reprit:
– Alors, au nom de Mikhaïl?
Elle avait trouvé le mot juste. Je revins à son lit et proférai, la main tendue:
– Et à la mémoire de cet autre, qui nous a donné le coq d’argile. Je jure, sur mon honneur d’officier, que je viendrai, où que je sois. Vous ne m’appellerez pas sans raison, je le sais.
Nous ne nous embrassâmes point. Je lui baisai la main, comme à une morte, et sortis.
Pendant le voyage, je me conduisis en mufle. Je me soûlais, je jouais aux cartes et répétais à qui voulait m’entendre qu’une femme adorée me réclamait un meuble de salon cramoisi. Quant à me marier, plus souvent! Vroubel-le-Noir m’a dit que tout homme doit se révéler artiste, se parfaire et se révéler. Or, dans l’intervalle qui sépare l’homme de l’artiste inexprimé, on n’est jamais qu’une crapule.
J’étais dans l’intervalle, comme cette araignée entre les châssis de fenêtre. C’est qu’elle est leste à tisser sa toile! Travaille, admirable tisseuse! Elle est sur un bras… À qui est-il, ce bras placé si haut? La manche est relevée jusqu’au coude. Ah, c’est ma tante Kouchina qui refait un pansement à Mikhaïl. Sa mère, quand elle était enceinte, avait eu peur d’une araignée.
L’araignée a marqué la vie de Mikhaïl.
– De nos jours, les hommes ne sont guère polis dans le tramway! disait à Ivan Potapytch une petite vieille venue en visite. Ils restent assis, et moi je me tiens debout, mon panier au bras. Pensez donc: un homme jeune et fort qui ne bouge pas de sa place!
Le soleil darda ses rayons à travers la fenêtre. La toile d’araignée brilla, telle une aiguille d’or. Une aiguille pareille à celle de la forteresse. Un homme jeune et fort ne bouge pas de sa place depuis vingt et un ans. Il a une araignée au bras. C’est Mikhaïl, mon ami… trahi.
C’est pour me désolidariser d’eux que j’ai juré à Véra, sur mon honneur d’officier. Je suis officier, en effet. Chevalier de Saint-Georges, de Sainte-Anne, de Saint-Vladimir, du Lion et du Soleil de Perse, etc., etc… j’ai sur moi mon état de service. Il a réimprimé sur la face interne de mon os pariétal, pour demeurer caché au Gouvernement, ainsi que mon nom et mes exploits contre les montagnards insoumis.
La guerre qu’on leur faisait n’excluait pas l’amitié. L’iman aux poils roux était un ami fidèle, bien qu’il se révélât meurtrier. Il fut jugé pour avoir mis des braises rouges sur le sein de sa femme, jusqu’à ce qu’elle eût le cœur brûlé. Mais elle l’avait volé et s’était enfuie avec un autre. Alors il l’avait rattrapée et torturée.
Tandis que moi, Véra m’a volé impunément; ayant compris qu’elle me perdait pour toujours, elle a songé aux meubles. Et moi j’ai répondu: plus souvent!
Malgré tout, celui qui combattit les montagnards et se lia d’amitié avec des criminels, qui fut blessé et décoré, qui eut pour amantes des Tatares et des femmes d’officiers, ce n’était pas moi, c’était Dieu sait qui.
Moi, j’étais et je reste un artiste inexprimé; c’est pourquoi je collectionnais dans mon souvenir les levers et les couchers de soleil, le parfum des montagnes, l’éclat des poignards dans les beuveries dégénérées en rixes, et un tas d’autres bagatelles. Parmi les visages humains, j’en ai recueilli trois: Mikhaïl, l’homme qu’on avait pendu et Véra, morte pour mon cœur. Les autres n’étaient que des galettes. Galette moi-même, j’ai vécu avec mes semblables. Et quand nous en mangions, nous les arrosions de vin d’Aï.
Mais j’aimais porter mes décorations et tenais à mon honneur d’officier. Aussi, lorsque je reçus de Véra une dépêche où elle me convoquait d’urgence à Kazan, je m’y rendis.
…
Les fillettes me dérangent par leurs éclats de rire, je terminerai mon texte cette nuit: nous sommes déjà le 23.
Les petites se confectionnent de grandes poches, en prévision des friandises que vont leur donner les komsomols. Qu’elles resquillent, c’est de leur âge!
Chapitre X Mirguil
J’écris la nuit. J’ai avalé la roue. Elle se cale dans la pomme d’Adam. Cela me chatouille un peu, mais c’est supportable. Je ne peux plus parler, je mugis. La parole ne me servirait à rien, d’ailleurs. Demain, j’accomplirai un acte d’un autre genre… plus convaincant que la parole. Il y a quelque chose qui tourne dans mon cervelet, les forces s’y amassent. Ma besogne achevée, je jetterai la plume et resterai jusqu’au matin, les mains à la nuque, les coudes battant l’air. C’est Mikhaïl qui m’a appris ce procédé. Je le répète, Mikhaïl Beidéman et Serguéi Roussanine ne font qu’un. Cela s’est réalisé graduellement: mes talons dans les siens, nos crânes emboîtés, et nos deux noms – Mikhaïl et Serguéi – fondus en un seuclass="underline" Mirguil. Le nom de l’artiste qui a fait sauter la ceinture de rochers. Mirguil prendra son vol!
C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman se tenait dans sa cellule quand Véra et moi entrâmes chez lui. Oui, c’était ainsi, je le jure. Et non pas aujourd’hui, après le déplacement du temps, mais aux jours humains véritables, mesurés par la sonnerie des horloges.
Oui, six heures sonnaient dans le couloir de l’asile d’aliénés lorsque l’infirmier Gorlenko, soudoyé par nous, conduisit Véra et moi-même vers le détenu mystérieux, désigné par une suite de numéros: 14, 46, 36, 40, 66, 35, etc…
On sait maintenant que c’était le chiffrage de son nom: Mikhaïl Beidéman.
Dans un effort suprême de mon cerveau, qui déjà se transforme en un mécanisme merveilleux pour l’envolée de «Mirguil», je vais tâcher de décrire ce qui s’est passé à Kazan.
En recevant la dépêche de Véra, j’avais cru qu’elle se mourait et voulait me dire adieu. Par de rares lettres de ma tante, je savais qu’elle vivait depuis longtemps à Kazan avec Marfa, l’ancienne serve; quant à Linoutchenko, il était déporté en Sibérie pour avoir participé à l’événement du 1er mars. Véra aussi avait fait de la prison, à cause de ses mauvaises fréquentations, comme l’écrivait naïvement ma tante. Elle y avait attrapé la phtisie. La dernière lettre de ma tante datait de 1886. Et c’est à la fin de novembre 1887 que je partis d’urgence pour Kazan.
Je n’avais pas revu Véra depuis vingt ans. Elle était donc comme moi, dans sa quarante-septième année. Je voyageais sans émoi, supputant froidement le motif de la convocation. Mais une fois arrivé dans la banlieue, lorsque le cocher m’indiqua de loin son domicile, je fis arrêter la voiture et longeai la rue à pied, dans un sens, puis dans l’autre, pour calmer une angoisse subite. J’avais beau me persuader que c’était une simple crise cardiaque due à la fatigue du voyage, je savais bien que c’était l’émotion.