Les idées de Véra m’avaient toujours inquiété, mais ce soir-là j’éprouvai une joie de rival. Je songeai: «Ce n’est pas ainsi que débutent les romans; Mikhaïl réussira peut-être à gagner Véra à sa cause, mais je doute qu’il lui inspire de l’amour. Quant à ses principes néfastes, je saurai les combattre habilement par le salon de ma tante.» Celle-ci aimait beaucoup Véra, qui lui rendait la pareille.
Mais un événement d’une portée aussi extraordinaire que la main de Gulliver au pays de Lilliput, brouilla en un clin d’œil mon petit stratagème.
Une confusion inouïe s’éleva soudain parmi les demoiselles. Toutes avaient abandonné la danse pour courir aux fenêtres en criant:
– Un carrosse à l’entrée d’honneur!
Le portail central, toujours fermé, ne s’ouvrait que pour la famille du tsar. Les surveillantes, rouges d’émoi, emmenèrent les plus jolies élèves qui revinrent peu après, en habits et perruques de marquis et de marquises, préparés à cet effet. Les autres pensionnaires se mirent en demi-cercle pour dissimuler leurs camarades en costumes du temps de Catherine II. Quand l’empereur parut avec la directrice toutes plongèrent dans une profonde révérence, au son d’une musique solennelle. Puis l’orchestre joua un menuet. Marquis et marquises surgirent de leur embuscade et, groupés en colonne, se dirigèrent vers le souverain.
Alexandre II portait l’uniforme des hussards. Superbe en traîneau ou à cheval, pendant les parades, tel que les peintres aimaient à le représenter, il perdait de son effet sans l’entourage militaire. Il faisait bien comme partie intégrante d’un tableau d’ensemble, ressortant au milieu des troupes par sa grande taille, un torse athlétique hérité de son père et un maintien royal. Mais parmi la jeunesse en fleur, où le monumental cède la place au charme de l’intimité, il n’était qu’imposant. Son visage fané avait un teint jaune, et ses yeux, en désaccord avec le sourire admiratif et l’agréable parler grasseyant, demeuraient ternes et sans vie.
Une très belle pensionnaire lui récita un compliment; puis, comme il l’invitait à prendre place à son côté, elle s’assit dans le fauteuil, les joues empourprées. Le tsar fit signe à l’orchestre, et le bal continua. L’empereur s’en alla bientôt, escorté de son aide de camp, prendre le thé aux appartements de la directrice. Durant une pause entre les danses, alors que Mikhaïl et moi escortions Véra, comme des pages, dans un coin pittoresque où on dégustait du sirop et des bonbons parmi les ficus, les jacinthes et les palmiers, Kitty Taroutina, une amie de Véra, nous rejoignit avec son cavalier, un étudiant en droit.
Cette joyeuse petite blonde au nez retroussé nous proposa:
– Voulez-vous faire un voyage au lac de Côme?
Véra et moi savions ce que cela voulait dire; nous acceptâmes en riant, après avoir initié Mikhaïclass="underline" l’une des surveillantes, jeune Italienne aimée de toutes les pensionnaires, n’avait pas la pruderie des autres pionnes; elle permettait volontiers aux demoiselles de voir dans sa chambre leurs frères et cousins. Juvénile et gaie, elle favorisait les espiègleries de la jeunesse, mais pour qu’elle n’eût point à pâtir en cas de dénonciation, il était convenu de ne jamais fermer la porte à clef. Si le contrôle survenait, les coupables prises en flagrant délit devaient dire qu’elles étaient venues à son insu.
Abrités derrière les jupes d’une douzaine de compagnes de Kitty, très friandes d’escapades, nous nous glissâmes hors de la salle, sans être vus de l’œil sévère de l’inspectrice. Nous nous dirigeâmes par d’interminables corridors vers la chambre de l’Italienne, où il y avait au mur un grand paysage du lac de Côme qui avait donné son nom au complot.
– Vous savez, Zemfira s’est éclipsée dès le départ de l’empereur! Elle est folle de lui, dit l’étudiant de Kitty à propos de la pensionnaire qui avait récité le compliment. Le type oriental de cette jeune fille l’avait fait surnommer Zemfira.
– La préférence que lui accorde l’empereur saute aux yeux, mais elle ne sera tout de même jamais demoiselle d’honneur, dit Kitty dépitée. C’est une élève médiocre; la directrice ne peut pas la sentir, elle lui donnera un mauvais certificat.
– L’empereur vient souvent vous voir? s’informa Mikhaïl.
Flattée par l’attention de ce bel aspirant resté grave jusque-là, Kitty fut encore plus volubile pour raconter les visites imprévues du souverain adoré.
– Il arrive en général le soir, aux heures où les grandes ont leur leçon de danse. Le tsar vient parfois au réfectoire, où il se met à table pour prendre le thé avec nous dans un simple gobelet. Bien sûr, nous brisons ensuite ce gobelet et nous partageons les morceaux. Il y en a qui les portent sur leur sein dans un sachet, et une fille a même avalé le sien.
– Cette demoiselle doit être parente des autruches, railla Mikhaïl.
– Oh non, elle a un nom très russe! répliqua la naïve Kitty, et tandis que tout le monde riait, elle continua son gazouillis qui devait joliment agacer Mikhaïl, à en juger par ses sourcils froncés. Mais elle n’en éprouvait nul embarras:
– Pendant le dîner, l’empereur fait le tour des tables, pour contenter tout le monde. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il va surtout chez les grandes et s’assied à côté de Zemfira qu’on place exprès au bout… Et l’année dernière, au carême, l’empereur a assisté à nos vêpres et il a fait les génuflexions avec nous.
– Pas mal, comme préparatifs aux réformes! commença Mikhaïl d’un ton si persifleur, que Kitty en resta court et l’étudiant en droit le toisa avec un étonnement glacial.
Véra, le visage en feu, sut néanmoins sauver la situation.
– Dépêchons-nous, sinon la place sera prise, s’écria-t-elle, et saisissant Mikhaïl et moi par la main, elle nous entraîna bien vite à travers les interminables corridors qui se croisaient et s’enchevêtraient comme un labyrinthe. Kitty et l’étudiant nous suivaient en courant.
Voici la chambre de l’Italienne. La porte était fermée, mais quand nous la tirâmes elle s’ouvrit. Entendant des voix tout près, derrière le coin, nous entrâmes en hâte sur la pointe des pieds. Telle une troupe d’oiseaux qui connaissent le coup de fusil du chasseur, nous nous assîmes, avec circonspection sur le bord d’un large divan, prêts à nous envoler ou à nous cacher au besoin.
Le danger pouvait nous menacer de la chambre voisine qui appartenait à la même surveillante, mais communiquait par un petit couloir avec celle de l’inspectrice. Celle-ci, sous le masque d’une protection amicale, avait coutume d’entrer à l’improviste pour contrôler la belle et frivole Italienne. Kitty se faufila comme une souris dans le couloir, et s’étant assurée que l’inspectrice n’était pas chez elle, revint nous dire que nous étions en sécurité.
Soudain, des voix nous parvinrent de l’autre pièce fermée de l’intérieur: une voix de femme qui pleurait, une voix d’homme qui consolait. On parlait en français.
– Si je me suis échappé à grand-peine de chez madame la directrice, ce n’est pourtant pas pour me noyer dans vos larmes, adorable Zemfira. Quant à votre père, croyez bien que mes tendres sentiments à votre égard bénéficient depuis longtemps de sa sanction paternelle, et sa joie de vous voir demoiselle d’honneur…
Nous ne pouvions ne pas reconnaître cette voix qui gardait dans le bredouillage amoureux le grasseyement particulier entendu si souvent dans les discours officiels.