Bon, et alors, il en est où, l’Antonio, petit futé ? Dans quel vilain entonnoir tourbillonne-t-il, pour atteindre quel goulot fétide ?
Me voici à Berne après avoir échappé à deux tentatives d’assassinat. J’ai su faire dévier la première et le sort m’a trouvé in extremis un remplaçant volontaire pour la deuxième.
Ensuite ?
Tout ce bigntz, au lieu de s’éclaircir, s’opacifie. Je suis l’œuf d’opaque ; le glandu de l’histoire. Une affaire à mourir debout dans des gogues suisses, lesquels sont plus propres que la cuisine de bien des restaurants français.
Je capitule les péripétances précédentes.
Un diplomate indien a découvert un secret soviétique, il promet à un collègue anglais de le lui révéler, mais se fait arrêter aussitôt.
Fait unique — et trop unique pour être crédible —, il s’évade de sa geôle, parvient à gagner l’aéroport et à se loger dans le train d’atterrissage d’un zinc en partance pour la Suisse.
L’invraisemblance augmente. Un monsieur faisant dans la diplomatie internationale ne peut ignorer qu’à l’altitude où vole un grand jet, la température n’est pas supportable. Avant de commettre cette folie, il a écrit un mystérieux message avec son sang ; message dans lequel il est question de moi. Abasourdissement du fameux commissaire San-Tonio, lequel n’a jamais entendu parler de ce Stone-Kiroul.
Le « fugitif-entre-guillemets » est retrouvé mort ; son message est dépêché à 1’I.S. britannouille. Les Services de Sa Majesté, épaulés par les Services français, me convoquent. Personne ne pige la signification du message. Alors on décide que je vais me rendre au chevet de Stone-Kiroul dont on a tu la mort, histoire de voir ce qui se passera. Je. Illico, je suis filé par un tueur à gages qui, à la première occase, m’abat. Mais l’Antonio, génial, se tire les pattounes de la béchamel et c’est lui qui déguise l’agresseur en hamburger.
A peine débarqué à Berne, un gonzier me contacte pour me dire que le colonel Müller des Services suisses veut me rencontrer. Je vais dans un restaurant où un rancard m’est donné, en même temps qu’un avertissement : me méfier d’un couple d’Asiatiques. Je prends note.
Sortant du Grossbitrhof je rencontre inopinément ( ?) un vieux dingo du nom de Rameau, nous buvons un pot, échangeons quelques propos d’après-boire et je le quitte pour me rendre au rendez-vous de Müller. Ce con de Rameau me filoche, répond à l’appel qui m’est adressé et se fait tirer dessus par une belle gonzesse apparemment made in Asie.
Devant trois décis de fendant, je tente de faire un peu de ménage dans tout cela.
Je gamberge pêle-mêle, car on réfléchit toujours dans le désordre ; c’est seulement ensuite, pour rapporter ses conclusions, qu’on classe ses pensées dans un ordre soi-disant chronologique.
Selon moi :
A : Ce sont les Popofs qui ont placé Stone-Kiroul dans le train d’atterrissage après l’avoir obligé à écrire ce message.
Dans quel but ? Et pourquoi y suis-je mentionné ? Là, je donne ma langue aux chattes ; l’avenir nous éclairera sans doute, sinon mon éditeur dénoncera notre contrat et je n’aurai plus que la ressource de publier des poèmes à compte d’auteur.
B : Des agents, dits secrets, qui ne sont ni russes, ni anglais, ni français, ont appris « l’évasion » de Stone-Kiroul et, le croyant encore vivant, ils tentent de l’approcher. Ils n’y parviennent pas. Par contre, quand ils me voient ressortir de sa chambre, ils décident de me liquider. Pourquoi ? Parce qu’ils pensent que l’Indien a pu me confier un secret d’Etat. Alors, on doit immédiatement me réduire au silence.
Version plausible.
Ils me ratent et j’atteins Berne sans autre encombre.
C : Le grand vieux qui me parle de Müller était-il réellement mandaté par celui-ci ?
Probablement.
D : La note figurant au menu du Grossbitrhof émanait-elle aussi de Müller ? Je le pense. Nota : pourquoi le grand vieux ne m’a-t-il pas directement fixé le rendez-vous du Ran-Tan-Plan ? Il fallait donc auparavant que je passe par ce restaurant ? Pour me désigner à quelqu’un ou pour me désigner quelqu’un, en l’occurrence le couple de Jaunes ? A voir…
E : L’attentat perpétré au Ran-Tan-Plan n’est certes pas le fait du colonel Müller ; selon moi, « on » a eu vent du rendez-vous aux toilettes prévu pendant les attractions, et « on » m’a fait demander avant celles-ci afin de me liquider. C’est Rameau qui a écopé.
Conclusion : la tueuse ne me connaît pas, sinon elle n’aurait pas tiré sur ce vieux melon.
F : Et maintenant ?
Alors là, mon pote… Alors là…
En accord avec les amis suisses, on va annoncer à la presse que c’est le commissaire San-Antonio qui a été agressé hier dans la boîte de nuit. Les autres seront-ils dupes ? N’ai-je pas déjà d’autres anges gardiens au fion ? On verra bien. Il n’empêche que j’aimerais bien rencontrer le colonel Müller. Pourquoi Demussond m’a-t-il déclaré que c’était trop compliqué pour l’instant ?
Je sors mon élégant Caran d’Ache laqué et me mets à griffonner sur un bout de papelard le message rédigé avec le sang de Stone-Kiroul. Je l’ai appris par cœur, mais j’ai besoin de le voir écrit : Prévenir P. J. France San Antonio. V 818 Stocky Pied.
Il n’y a pas de tiret à San Antonio, mais tout le monde l’oublie et je le lis souvent mon blase, amputé de ce petit signe, en caractères importants dans les baveux, ce qui me rend triste.
Pourquoi adresser aux Services britanniques un message qui m’est destiné ? N’eût-il pas été plus logique de me le faire parvenir directement ?
Je me verse une rincelette de fendant dans ce minuscule verre dont usent les Suisses pour déguster leurs vins blancs. Le liquide d’or pâle mousse légèrement, je dirais plutôt qu’il frise, en dessinant un motif de bulles lilliputiennes en forme d’étoile.
Certains lisent dans le marc de café. Me mettrais-je à lire dans le fendant valaisan ?
Brusquement, une certitude me saute dessus comme une puce dans une culotte de vieillarde. Depuis le début, je la traînais confusément dans les communs de mon esprit ; et la voici, superbe, à poil, rayonnante, bien en chair, qui s’ébroue au soleil de la réalité : Cette affaire ne me concerne pas. Je n’ai rien à voir dans ce micmac russo-britannique. Il y a maldonne ! Une confusion m’a fait embrigader de force dans ce big circus ; mais à l’origine le gentil commissaire San-Antonio (avec tiret, je vous conjure) n’a rien à branler avec Stone-Kiroul.
Reste à piger pourquoi il fallait « prévenir P. J. France San Antonio ».
S’agit-il d’un message codé ? D’une rencontre de mots ? Et voilà qu’à présent une tripotée de vilains ne rêvent que de me faire passer l’arme à gauche.
J’achève mes trois décis. Il fait beau. La dame Etoilet faisait admirablement l’amour. Berne a quelque chose de rassurant, comme un coffre-fort suisse. Les habitants vaquent d’une allure mesurée : Dieu est avec eux !
Pourquoi est-ce « le black-out complet » sur le colonel Müller, pour reprendre la phrase exacte de mon ami Demussond ? Comment se fait-il que mes drivers parisiens ne puissent entrer en contact avec leur correspondant helvétique ? Tu ne trouves pas ça bizarre, toi, joufflu ?
Je quitte ma table pour me rendre au téléphone du troquet. Maman m’a toujours enseigné que les solutions les plus simples étaient les bonnes.
J’empoigne l’annuaire des téléphones de Berne et me mets à folâtrer du regard dans une colonne de « Müller ». J’ignore le prénom du mien, mais sa profession est assez particulière pour que je puisse espérer. Et, fectivement, je pique droit sur un Conrad P. Müller, officier, domicilié Tumlagratt Strasse 8. Je note son bigophone et me mets à turluter aussitôt, mais cela sonne bizarrement. A croire que sa ligne est en dérangement. C’est un peu comme la sonnerie occupée, mais lointaine et plaintive.