« Bon, me dis-je, puisque tu n’as rien à foutre en dehors d’Anny Etoilet et que c’est déjà fait, tu vas rendre une visite au colonel, des fois qu’il serait at home (de Savoie). »
Tumlagratt Strasse est une rue des quartiers résidentiels, en dehors de la ville. Tu passes devant la fosse aux ours, emblème du canton, tu suis les voies du tramway sur ta gauche et tu te pointes enfin dans un coinceteau peinard, bien arborisé, où d’opulentes propriétés crépies dans les tons vert pâle se succèdent sans bruit derrière murs et grilles. Comme mon bahut ralentit, j’avise quelques voitures noires groupées dans la rue du colonel. Pour tout te dire, ne rien te cacher et être franc avec toi en toute sincérité, lesdites bagnoles stationnent devant le 8. Quelques gendarmes gris palabrent en bordure de la grille. Je m’approche d’eux et les aborde civilement puisque je ne porte pas d’uniforme. J’ai droit à une rapide tournée de saluts militaires, secs mais courtois.
— Pardonnez-moi, messieurs, leur dis-je en bon allemand, savez-vous si le colonel Müller se trouve chez lui ?
Le plus gradé du lot jette un regard semi-circulaire sur ses compagnons, puis me demande d’un ton raide comme la justice de Berne :
— Pourquoi voulez-vous savoir cela ?
— Parce que j’aimerais le rencontrer.
— A quel sujet ?
— Ma foi, monsieur, c’est à lui que je souhaiterais expliquer l’objet de ma visite.
Le gradé dit quelque chose en suisse-allemand à l’un de ses hommes, lequel se dirige vers la maison. Les gendarmes cessent de parler ; comme tous les policiers de la planète, ils possèdent l’art subtil de marquer de l’hostilité sans proférer une broque. Un moment s’écoule de la sorte. On entend un ramage d’oiseaux en provenance d’une immense volière édifiée au fond du parc. Ici, tout est sérénité : les hommes, les ours, les oiseaux et le ciel qui les recouvre.
Le messager revient, flanqué d’un bonhomme corpulent et chauve, aussi sympa à regarder que du coulis de tomate sur une robe de mariée. Une cicatrice violette sinue de sa pommette gauche à son menton. Son regard n’a jamais dû se poser sur une fleur, un bébé, une jeune fille ou un San-Antonio, sinon il ne serait pas pétri d’une telle fumiardise définitive.
Il me revolvérise d’une œillée brutale.
— C’est vous qui voulez voir le colonel Müller ?
— Oui, monsieur. Cette requête constituerait-elle un délit ?
— Qui êtes-vous ?
Manière de planifier la situasse, je lui produis ma brémouze.
— Commissaire San-Antonio, de Paris. Je devais contacter le colonel.
Mon turlututucuteur fait relâche, mais sans se départir de son air malsain.
— Suivez-moi.
Nous marchons à la couette lélette en direction du perron. Il entre dans la vaste maison sage, aux boiseries fourbies jusqu’à l’os. D’autres personnages appartenant à la fonction publique se tiennent dans le hall, compassés. L’un d’eux téléphone à une table logée sous un escalier monumental, les autres chuchotent. Tu croirais une scène de conspiration écrite par Ionesco.
Mon chauve, qui ne sourit pas, attend que la ligne soit libérée, après quoi il se jette sur le téléfon comme une bite de sadique sur un tas de poils et compose un numéro d’un index pesant. Sa jactance est lente. Il est question de moi, je reconnais mon blaze. Il attend un long moment et je ne vois que son large dos, immobile. Ensuite il parle encore, mais brièvement, raccroche et se retourne.
— En effet, dit-il, le Service du colonel Müller est au courant de votre séjour.
Puis il ajoute :
— Malheureusement, vous ne pourrez pas rencontrer le colonel : il est mort cette nuit.
COUP DE JARNAC
Le colonel Müller avait son P.C. dans un bâtiment vert pomme, non loin du palais fédéral, au dernier étage desservi par un escalier en pierre avec rampe de fer ouvragé. Des fonctionnaires silencieux y circulent, dans des vêtements couleur de muraille, arborant des frimes assorties. On devine qu’ici tout est sérieux, méthodique. Si farfelu, s’abstenir.
Je me présente à un bureau pourvu d’une double porte sur laquelle on a collectionné des plaques d’émail conseillant dans les principales langues usuelles d’entrer sans frapper.
Je suis ce précieux avertissement, ce qui me permet de découvrir un gros type en uniforme dont les beaux yeux rouges et le teint couperosé admettent qu’il n’a jamais plus œuvré pour la prospérité de l’illustre Maison Nestlé depuis que sa maman l’a sevré.
— Je voudrais parler à Mlle Chtockmurtcher, lui dis-je en germain courant, non sans lire le nom sur le papier où l’on me l’a écrit.
— De la part ?
— Commissaire San-Antonio, de Paris.
Sa bouille s’épanouit.
— Ça c’est un monde ! s’exclame l’huissier, en français. Figurez-vous que j’ai été en voyage de noces à Paris !
Je le remercie vigoureusement de l’honneur que son épouse et lui-même firent à la France en venant perpétrer leur premier coït à l’ombre de Notre-Dame.
— On était dans un petit hôtel près de la gare de Lyon, continue le brave homme ; c’était pas cher mais y avait des punaises.
— On en fait l’élevage dans ce quartier, admets-je. Vous m’auriez demandé, je vous aurais conseillé la Goutte-d’Or, là-bas, ce sont les cafards.
— Ce sera pour la prochaine fois, rétorque mon accueilleur en décrochant son téléphone.
Il m’annonce. Puis se lève :
— C’est en ordre, venez avec moi !
On dédale dans des couloirs. Les personnes que nous rencontrons arborent des mines de circonstance ; on sent que le Service est en deuil.
Après quelques méandres, le voyagedenoceur parisien sonne à une porte matelassée. Un déclic s’opère et la porte s’entrouvre. Je pénètre alors dans un bureau qui détonne avec le reste des bâtiments car il est très moderne : murs blancs, larges baies, meubles design. Il y a même un énorme bouquet artistement composé sur une table basse.
Une dame vêtue d’un tailleur gris d’une cinquantaine d’années (elle, elle paraît un peu plus), quitte le bureau où elle travaillait pour venir à moi. Regard bleu clair, direct, et qui te mate la France au fond des yeux en deux coups d’écuyère à Pau ; cette personne donne une forte impression d’énergie et de sagacité. Je note qu’elle a l’expression douloureuse des femmes qu’un deuil frappe durement mais qui ont à cœur de faire bonne figure. Je m’incline, elle me tend la main.
— Je suppose, dis-je, que la brutale disparition du colonel doit vous affecter beaucoup ?
— C’était un homme tout à fait exceptionnel, répond Mlle … (attends que je ressorte mon papier) Chtockmurtcher.
Mais, voulant me signifier qu’elle n’entend pas qu’on dérape dans l’oraison funèbre de salon, elle demande :
— Que puis-je pour vous, monsieur le commissaire ?
— Vous êtes, enfin vous étiez, la plus proche collaboratrice du colonel, m’a-t-on assuré ?
— Je pense qu’on peut dire cela de toutes les secrétaires qui ont passé vingt-cinq ans avec leur patron.
— Probablement, admets-je avec une voix au sirop d’orgeat dans laquelle tu as laissé tomber un peu d’extrait d’angustura. Le colonel Müller a été abattu hier au soir, alors qu’il quittait son domicile, aux environs de vingt-deux heures trente. Un tueur le guettait au volant d’une Mercedes sombre stationnée face à sa maison et l’a descendu d’une seule balle dans la tête, tirée par un fusil à lunette infrarouge. Boulot de grand professionnel.