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Est-ce qu’il se fout de ma gueule, ce vieux squelette ?

J’attends la suite.

Il me la fournit :

— Nous allons pouvoir vous rendre à vos occupations habituelles, commissaire, cette phase de l’affaire est terminée et nous n’avons plus besoin de vous.

Son regard est impénétrable, sa voix coule comme la barbe d’un patriarche. Il ne se départ pas de ses manières urbaines.

Le voilà qui développe le mètre pliant qui lui tient lieu de carcasse.

— Il ne faut pas que je fasse attendre cette chère miss Chtockmurtcher, soupire-t-il. Adieu, donc, cher commissaire. Demussond s’occupera de vos notes de frais, bien entendu, et vous seriez aimable de lui restituer le petit matériel qui fut mis à votre disposition.

J’ai droit à une grimace qui, si tu la regardais dans un miroir déformant, pourrait passer pour un sourire.

Il disparaît sans autre forme de procès.

La rogne m’embrase. Je déponne la lourde de la révérende mère Secrétaire sans prendre la peine de frapper au prélavable.

— Dites donc, général, égosillé-je, si vous congédiez de cette manière les confrères étrangers qui risquent leur peau pour vous, je comprends que vos cheminots et vos mineurs se foutent en grève dans votre île de merde !

COUP DE MAÎTRE

Une ambiance étrange règne sur la Grande Maison. Torpeur de clinique huppée où l’on vient mourir sans encombre ni encombrer ses proches.

On chuchote, les regards se dérobent, les cheminements se font d’un pas feutré. C’est un poil morbide, je trouve.

Lorsque je m’annonce, trois jours après les événements narrés ci-devant (je me suis payé une virouze réparatrice sur les rives du Léman en compagnie de la gente Anny Etoilet, décidément partenaire sublime, dont la chair, les actes et surtout les actes de chair sont un peu plus ensorceleurs chaque jour) mon premier soin est de réclamer audience auprès du dirlo.

Le brigadier Merdedieu, fraîchement promu chef de la garde privée de l’empereur, me dit qu’il va voir si ma requête peut être agréée dans un laps de temps très court. Cinq minutes plus tard, il me confirme un rancard pour dans cinq minutes siouplaît, m’sieur l’commissaire, et soiliez gentil d’être à l’heure, j’vous prille, car le nouveau directeur est très inextricable rapport à l’heure qu’est l’heure, vu que tout de suite n’est pas t’t’à l’heure et inversement.

La seule chose qui me reste dans la citrouille de sa belle tirade est le mot « nouveau ». Il a dit « le nouveau directeur ». Donc, il y a eu chambardement pendant mon absence ?

Voilà ce que c’est que de ne pas lire les baveux franchouillards quand on séjourne à l’étranger !

Cinq broquilles après cette sidérante annonce, je me présente dans l’antichambre. Là encore, autre surprise : l’huissier lui aussi a changé. Le nouveau est un jeune type glabre, avec un nez en forme de bec, des cheveux comme une aile de corbeau, et un regard aussi tendre qu’une poire en albâtre.

— Je suis le commissaire San-Antonio, lui déclaré-je en lui tendant la main.

— Je sais, me répond-il sans la prendre.

Il décroche le godemichet mérovingien qui sert de tubophone interne.

— Monsieur le directeur, le commissaire San-Antonio est à votre disposition, annonce cette infamure vivante.

Il écoute, se courbe.

— Tout de suite, monsieur le directeur.

Il raccroche et m’introduit.

Mon cœur se serre comme un pied qui vient d’emménager dans une godasse trop petite de trois pointures.

Le nouveau directeur ! O Seigneur ! Où est-il, notre cher Achille au crâne poli, à l’œil si bleu, aux manières délicates ? Viré, shooté, proscrit ? Fin d’une carrière longue et noble, assortie de mondanités, ponctuées d’engueulées farouches où le moindre accord de participe était respecté, le vocabulaire aussi raffiné que dans du Monteilhet, les péroraisons toujours explosives. Dans quel hôtel particulier silencieux, vers quelle gentilhommière enlierrée, sur quel bateau transformé en concert flottant s’est-il réfugié, le Vieux chéri qui aimait tant à se plier au Pouvoir, comme tous ceux qui raffolent de commander ?

Et le nouveau, hein, le nouveau ? Un Saint-Just, probablement, venu de l’enseignement secondaire, voire seulement primaire, pour refondre une police qui cependant servait de modèle à celle de la Haute-Volta, du Liechtenstein, de la Tanzanie et de la Sierra Leone, pour ne citer que les principaux pays qu’elle épatait, notre valeureuse police française.

Je l’imagine, le nouveau, oh ! que oui : froid comme colin sans maillard, le mutisme menaçant, syndiqué jusqu’au rectum, vêtu de triste et en confection, entièrement nourri de surgelé, serrant la main à dix centimètres de soi, pas davantage.

Et alors, bon, meurtri par la nostalgie, l’appréhension, le reste, plus tout ce à quoi je ne pense pas encore mais bouge pas ça viendra, j’entre dans le saint des saints.

Contrairement à ce que me soufflait une mesquine logique bâtie en éléments préfabriqués, le nouveau dirlo n’est pas un grand maigre habillé de gris, pas un pâlichon mal nourri, pas un doctrinaire sur le qui-vive, pas un réciteur de récitations, pas un mystique laïque, pas un Marx Brother, pas un illuminé-qui-s’use-que-lorsque-l’on-s’en-sert, pas un diurétique hématurique, pas un rouage, non. Bien au contraire, il s’agit d’un bon vivant corpulent et sanguin, aimant visiblement la chair et la chère (bonne ou mauvaise).

Il est avant tout du cul et pour le cul. Sagement démesuré. Les convenances ne sont point sa monture favorite. Il y a des gaz en lui et il ne s’embarrasse pas de préjugés pour les exprimer.

Donc je m’arrête, interdit (de séjour) devant le gros monsieur portant un superbe complet de flanelle sombre à fines rayures smaltesques. Le cheveu rare est admirablement gominé. Les joues rasées à mort luisent comme un cul de singe. L’œil benoît jubile. Un sourire désamorcé retrousse un tantisoit la lèvre supérieure. Chemise blanche, cravate bleu marine.

— Qu’est-ce que ça veut dire, Gros ? exhalé-je dans un souffle d’agonie.

Bérurier, car, initié comme je te sais à l’œuvre santoniaise, tu as deviné depuis au moins dix secondes qu’il s’agit de l’Enorme.

Bérurier, donc, me considère d’un air plutôt satisfait. Il me désigne le siège qui lui fait face et dit d’un ton sobre :

— Si vous voudrez bien vous asseoir, commissaire, et m’app’ler m’sieur l’directeur, j’vous en saurai un plein pot d’gré.

J’obtempère.

— A quand remonte cette prodigieuse promotion, monsieur le directeur ?

— Avant-t’hier.

— Et cela s’est fait comment ?

— Mon prédécurseur a été invoqué sec, pourri ! au chômedu ! M’sieur l’miniss l’a remplacé par un homme compéteur, doué d’une espérience solide et qu’ses sympathies pour la gauche fassent aucun doute.

— Je ne vous savais pas engagé politiquement, monsieur le directeur.

— Tout ce que vous savez pas et d’aut’ sachent, y a un monde, objecte l’éminent personnage depuis son trône.

Baissant la voix, comme s’il craignait d’entendre lui-même ce qu’il va dire, le directeur murmure :

— Confidencieus’ment, l’mérite en revient à ma nièce.

— Vous me faites dépérir de curiosité mal contenue, monsieur le directeur.

— Ma nièce et quasiment fille, Marie-Marie, est pleine d’idoles au logis. D’puis lulure elle appartient aux jeunesses socialisses ; v’m’suvez, commissaire ?

— Fort bien, tout adolescent doit avoir des élans à gauche, sinon sa puberté risque d’être gravement perturbée.

— J’vous l’fais pas dire. ’maginez-vous qu’ c’te petite diablesse m’a inscrit aussi, un soir qu’j’étais blindé. J’lu ai signé le bulletin adhésif en croiliant qu’c’tait son carnet scolaire. D’puis lors, c’t’elle qui casque les cotisances. Et v’là qu’ça a apporté ses fruits.