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— La voiture devait être piégée, détectent-ils ; l’affaire est sûrement très grave.

Ils peuvent pas savoir comme !

LE COUP DE CE QUE TU VAS VOIR

En plein cœur de Berne, dans la rue aux fontaines peintes dont je n’ai pas retenu le nom car il était pressé et germanique, j’avise trois hippies pie pourris ! en train de bivouaquer sous les arcades. Il y a deux filles et un garçon. Le garçon est plus sale que les filles, peut-être parce que étant plus blond ça se remarque davantage. Barbe de Christ, en fils d’or, moustache gauloise souillée de nicotine et autres produits déshonorants. Le trio est en jeans, avec guitares, sacs tyroliens et mines extatiques.

Je vois alors sortir de l’immeuble devant lequel ils déposent leurs chansons un vieux bougre en corps de chemise, d’apparence chenue, mais qui reste athlétique pourtant, grâce à ses escalades hebdomadaires de la Jungfrau et aussi de sa femme à la poitrine tout autant culminante.

Il se met à apostropher les hip hippies hourra dans ce dialecte bernois qui ressemble tant, pour nous autres étrangers, à une extinction de voix dans une crypte.

Son courroux est tel que le solide vieillard se met à administrer bel et bien des coups de pied au trio.

Les trois gentils cradingues, sans doute plus camés que léons, subissent l’orage inattendu et protestent mollement, bien qu’en hollandais. La passivité attise la cruauté.

Le vieux se déchaîne foncièrement et bieurle ceci-cela en suisse-deutsch, comme quoi ces gars sont la plaie de la Société, qu’ils maculent par leur présence tout un quartier, comme il suffit parfois de deux lignes abominables dans un journal pour déshonorer celui-ci, comme le hareng gâté déshonore la mer. Il continue de piétiner les filles, de faire sonner le flanc des guitares, de savater la barbe christienne du grand Batave pourri.

Moi, tu me connais ?

Bayard ! On ne se refait pas, surtout lorsqu’on est réussi.

Je me jette sur le nerf gumène, le retire du brasier de sa colère, comme l’a si bellement écrit Mme Yoursblack dans Le maître de Forges-les-Eaux, le tiens bon au collet (monté) et lui vocifère :

— Espèce de baderne, schnock, ganache ! Vous assouvissez vos bas instincts sur des êtres sans défense, et vous…

— Le colonel Müller veut vous contacter d’urgence, me chuchote-t-il, en se débattant. Allez souper au Grossbitrhof !

Il a balancé ça en bon français, mais vite, puis continue de protester hautement dans son jargon amygdalien.

— Mein Herr ! Qu’est-ce qu’il vous arrive-t-il ! Est-ce que vous prenez-t-il moi pour un méchante mésieur, mésieur ? Nein, nein, ces vilaines gens malpropres, no bon pour la rue ! Vagabondes, comprénez-vous-t-il, sales vagabondes !

Je relâche le bonhomme qui se carapate dans l’immeuble.

Songeur, je musarde par la ville et je profite d’un flic pour lui demander le chemin du Grossbitrhof. L’excellent homme veut bien me l’indiquer, la chose lui est d’autant plus aisée que l’établissement se trouve à très exactement cinquante-six mètres douze du lieu de ma requête.

Boîte un peu grave, un peu figée. La carte est proposée par un cuisinier de bois, dont le regard ressemble à deux trous du cul mal torchés. Elle promet de la bouffe sacramentelle qui flanquerait la fièvre quarte à Henri-Christian Gaumiau.

Je suis accueilli par un larbin en smoking noir dont la coupe remonte à l’époque où le canton de Berne ne faisait pas encore partie de la Confédération.

— Vous êtes seul, monsieur ?

— Oui, dis-je, mais avec moi c’est toujours provisoire.

Alors, bon, il m’installe à une table. L’une des rares qui restent disponibles car la taule est pleine de bons bourgeois venus clapper de l’émincé de veau ou bien « la chasse » comme on dit en Suisse, avec de la confiture d’airelles et des spetzlis (je te garantis pas l’orthographe, mais qu’en aurais-tu à foutre ?).

Ce restaurant bernois est tranquille comme la conscience d’un chanoine en retraite. J’ai beau mater les alentours, je ne renouche aucune personne seule susceptible de me « contacter ». Le pingouin m’allonge le menu relié plein cuir. Je l’ouvre et trouve, fiché dans un angle du parchemin, par-dessus la liste des « hors-d’œuvre riches », un bristol sur lequel on a tracé quelques lignes. Il y est écrit ceci :

Soyez à onze heures à la boîte de nuit le Ran-Tan-Plan. Pendant les attractions, rendez-vous aux toilettes.

On a griffonné à la hâte, et d’une autre encre, l’avertissement suivant :

Prenez garde au couple d’Asiatiques qui se trouve dans la salle.

J’escamote le bristol prestement, voire artistiquement, prends connaissance des mets proposés, opte pour une mousse de truite et un canard aux pêches ; commande une bouteille de Dôle du Mont et entreprends de me sustenter tout en surveillant d’un regard atone le couple asiate indiqué sur la notice. Deux êtres petits, qui font songer à un serre-livres chinois. Lui est en complet bleu sombre, chemise blanche, cravate, calvitie frontale, lunettes cerclées d’or, lourdes paupières semblables aux stores des boutiques de luxe de l’avenue Montaigne (1533–1592). Elle, la face exagérément circulaire, la chevelure gonflante en forme d’as de trèfle, les pommettes rondes comme celles des poupées russes, les yeux pareils à deux fêlures de vitre, portant une robe imprimée dans les jaune et ocre.

Ils jaffent en se parlant très peu, seulement intéressés par la bouffe qu’ils chipatouillent menu.

Je ne m’attarde pas sur eux.

J’ai enregistré que je devais m’en méfier, c’est inscrit sur les tablettes de mon ordinateur. Si je les retrouve sur ma route, je ne manquerai pas d’écarquiller les yeux.

Tout en clappant une cuistance évasive, sérieuse, et morose, je récapitule l’affaire. Me voici embarqué dans une étrange béchamel, d’autant plus inquiétante que je n’en connais pas les tenants et en redoute les aboutissants.

Il y a trois jours, je suis appelé en « haut lieu ». Pas chez le Vieux, encore plus haut. Le Dabe ne participe même pas à la réunion. Outre deux éminentes autorités, comme on charabiase volontiers dans les rapports où l’on ne dit rien en se donnant l’air de cacher l’essentiel, j’y trouve un Anglais beau comme une asperge qui n’aurait pas verdi et Demussond, un très ancien collègue à moi. On s’est connus à nos débuts. Nous avons sympathisé et on a même fait quelques virouzes pas tristes. Et puis, la vie, tu sais ? Bifurcation ! Lui s’est orienté sur les Renseignements généraux, de là, d’après certains on-dit, il serait carrément entré au Contre-espionnage. Mais enfin, ce sont ses oignes et c’est pas ça qui paiera ton tiers provisionnel, pas vrai, Bébert ?

Je te reviens à la big réunion.

L’une des Huiles bouillantes me demande :

— Seriez-vous d’accord pour exécuter une mission tout à fait particulière, commissaire ?

Je réponds que des missions particulières, j’en accomplis autant qu’un moniteur d’auto-école donne de leçons de conduite au cours de sa carrière. Une de plus, quand bien même elle serait particulièrement particulière, n’est pas faite pour effaroucher un beau Santantonio bandant, dans toute la force de l’âge.

Le sieur de l’Huile sourit, parfait, qu’en ce cas je veuillasse bien me placer sous les ordres du général Blackcat ici présent. On cause un peu de ceci, cela, la pluie, le Bottin, comment va Lady Di, comment va le père François, et la livre, elle est toujours sterlinge ? Au bout de dix broquilles on s’éponge dans la pièce voisine, le général Asparagus Blackcat, Demussond et moi.