« Navré de vous avoir importuné, mister Stocky. Je vous dis adieu et je remets votre couvercle ; bonne éternité ! »
Stocky ne répond rien. D’abord il n’a plus de bouche, plus de menton.
Pourtant, il a quelque chose à m’apprendre ! Je le sens, je le sais !
A nouveau, je saute dans le sépulcre. Le mort en partance pour la décomposition ne m’incommode même plus. Je défais ses fringues comme j’agirais dans un cauchemar, sans répugnance, au ralenti, avec des gestes aériens. Une rage m’empare. La vérité ! La vérité toute nue ! Le cadavre tout nu. Bon, il y avait ce pied artificiel, mais ça, c’était la poudre aux yeux bridés, le piège à cons. Le secret est ailleurs.
M’aidant d’un couteau effilé, je sectionne les hardes qui me résistent. Et bientôt je découvre un abominable pot aux roses, si tu me permets d’appeler cela des roses !
Le pauvre Stocky a été charcuté de partout, puis hâtivement rafistolé avec des plaques de sparadrap. On l’a plus qu’autopsié : émietté. Il est vidé, fouillé jusqu’au plus profond de sa chair. On a même pratiqué des incisions dans les cuisses, le bras restant, les fesses, le dos. Cet ignoble tailladage en fait une sorte de loque de chair qui se répand lorsqu’on a achevé d’ôter les bandes adhésives. Travail minutieux ! C’est la première fois de ma prestigieuse carrière que je vois un corps ainsi inventorié, fouillé comme un appartement.
Alors là, mon pote Sana, dis-toi bien qu’on n’a pas perpétré une telle besogne dans cette tombe, à la sauvette. Il a fallu un labo. Et comment qu’il a été passé aux rayons « X », Mr. Pied-de-Fer, et puis incisé, examiné dans toutes ses profondeurs. Ça, c’est l’œuvre de la Maison P. J. France. Le dépeceur a-t-il déniché ce qu’il cherchait ? C’est probable, ou alors ce qu’il voulait dénicher ne se trouvait pas dans la carcasse de Stocky.
A demi dingue, je me jette hors de la tombe. Bon, qu’elle demeure ouverte, ce sera ma manière de venger ce pauvre mort. Demain, on donnera l’alarme, la police se pointera, on constatera les mutilations infligées au cadavre et la funeral house de Mr. France aura maille à partir avec les poulardins d’ici.
Salut, Stocky, m’est avis que tu auras eu un destin pas piqué des charançons.
Je cavale jusqu’à ma Cad’. Je suis effrayé par la puanteur accrochée à mes fringues. J’ai hâte de balancer mes effets dans un vide-ordures et de plonger pendant une plombe dans l’eau saturée d’O Bao d’un bain brûlant. Dire qu’un jour, cette odeur sera la mienne. La tienne. Là nôtre. T’es content ?
COUP POUR COUP
A l’horizon, le ciel, bien qu’il fasse nuit est d’une blancheur émasculée (comme dit Bérurier Il). Une certaine fraîcheur me fait frissonner, mais n’est-ce point la conséquence de mon séjour au sépulcre ? La Vénus-de-mille-os, dis, ça suffit !
Je rallie ma Cadillac et m’y engouffre avec tant de précipitation que je suis déjà assis lorsque je m’avise qu’elle est pleine de monde. Se trouvent à l’intérieur trois personnes de sexe officiellement masculin, mais le doute plane puisqu’il s’agit de P. J. France, flanqué de son petit camarade et d’un gorille sang-mêlé avec une nette dominante indienne. Mr. France occupe le siège passager et une paire de jumelles pend sur sa bonbonne, son giton bouffe un chocolat fourré pour se faire les lèvres, quant au gorille, il berce dans le pli de son bras gauche un chouette pistolet tout neuf, de grande marque, ça tu peux y compter.
— Alors, ces recherches, mister commissaire ? demande France.
— Désagréables et inutiles, réponds-je.
Le gros barbu se bouche le nez.
— Vous traînez une odeur épouvantable ! s’exclame-t-il.
— C’est que je ne rentre pas de la roseraie de Bagatelle, mister France.
Je lui montre ses jumelles.
— A infrarouge, je suppose ?
— Naturellement, la nuit…
— Je suis bien aise de vous revoir, vous ne pouvez savoir combien je pensais à vous au cours de ces dernières heures.
— Et vous y pensiez comment, mister commissaire ?
— J’y pensais en forme de crosse épiscopale ; votre nom, dans mon esprit, se dresse au milieu d’un champ de points d’interrogation.
Il rit. Je note que le revers de sa veste de velours noir s’orne du ruban de la Légion d’honneur (tout l’honneur est pour moi qui ne l’aurai jamais). France caresse la dentelle froufroutante de son jabot Grand Siècle.
— Le jour où je me suis rendu chez vous, vous connaissiez ma fonction ?
— Je l’ai su pendant que vous étiez au bord de la piscine, en arrivant. Votre image est partie par bélino à un certain endroit ou l’on connaît à peu près tout le monde.
Il rit à nouveau.
— Vous êtes un coriace ; c’est la première fois que quelqu’un s’évade de mon souterrain magique.
— Parce que vous n’y avez accueilli que des podagres sans doute, ce fut un jeu d’enfant. A propos, vous savez que le traitement par rayons m’a sérieusement perturbé ? Il faut combien de temps pour qu’un gars défunte pour de bon ?
— C’est variable selon sa résistance physique. Vingt-quatre heures constituent la bonne moyenne. Comment avez-vous su, pour ces foutus rayons ?
— En faisant fonctionner ma cervelle. Nous disposons tous d’un ordinateur personnel, il suffit d’y fourrer des données et il vous restitue des conclusions.
— Bravo !
— Je vous en prie.
— Que cherchiez-vous dans cette tombe ?
— La vérité sur une affaire dans laquelle on m’a embarqué de force.
— L’avez-vous trouvée ?
Je regarde France. Il ne sourit plus, son œil est devenu très dur, incisif. Il a perdu son attitude de gros désœuvré farfelu ; l’espace d’un instant, on découvre l’homme d’action déterminé et impitoyable.
A la lumière dont il me questionne, à cause de cette âpreté dans sa voix, je me dis que s’il me pose une telle question, c’est que lui non plus n’a pas déniché ce qu’il espérait. Et cette brusque certitude me comble d’aise.
— Non, dis-je en le prenant bien aux yeux ; non, mister France, je n’ai pas trouvé. J’ai pigé pas mal de choses au bord de ce caveau, mais la clé de la dernière porte est restée dans la poche du linceul.
— Vous avez compris quoi, mister commissaire ?
— Un instant, fais-je. Avant de bavarder, j’aimerais savoir quelles sont vos intentions. Si, à l’issue de l’entretien, votre délicat porte-coton doit me vider dans la tête le contenu de son chargeur, je préfère me recueillir ; priorité à Dieu, vous ne me convaincrez pas du contraire !
— Pourquoi vous tuerait-on, mister commissaire ?
— Pour me faire oublier ce que j’ai appris, par exemple ; voire plus simplement parce que ma tête déplaît ; le nombre de gens qui sont morts pour un grain de beauté mal placé ou un léger strabisme… Quand un homme braque un pistolet sur un autre, il suffit d’un battement de cils inopportun pour lui faire presser la détente.
— Soyez sans inquiétude, me répond P. J. France, je n’entreprendrai rien de fâcheux contre vous.
— Pourtant, vous avez cherché à me faire le coup du tunnel ?
— Oui, mais vous vous en êtes sorti et je suppose que dans l’intervalle, vous avez communiqué avec vos copains de Paris ou d’ailleurs. Je me suis arrangé pour qu’on arrête Maggy et la Suissesse, mais on vous a laissé en pleine liberté. Notre intérêt, désormais, est que vous gardiez un bon souvenir, mister commissaire.
Il prononce commissaire en français. C’est attendrissant ce gros bébé barbu qui vient manier notre patois moliéresque et montaigneux. On dirait un veau qui vient d’avaler de traviole.