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« Bien, me dis-je en aparté, ce quidam fait probablement partie des gens qui s’intéressent à moi présentement, abondons dans son sens. Il me filochait et s’est décidé à me contacter dans un but qui ne doit pas être louable, mais chaque homme déterminé mérite sa récompense, je me dois de lui accorder satisfaction.

Et mon visage s’éclaire d’un sourire en tranche de pastèque qui aurait craché ses méchants pépins noirs ; car Dieu merci, je n’ai pas de chicots.

— Et pourquoi pas, mon cher compatriote ? lui réponds-je avec un maximum d’urbanité, voire d’urbanisme.

— Auparavant, me déclare cet homme de bien, je vous demanderai la permission de pisser dans l’une de ces magnifiques fontaines qui font l’orgueil de cette rue. Le bruit de l’eau courante a toujours sollicité ma vessie, comme l’odeur du renard énerve les chiens courants de la vieille Angleterre.

Joignant la bite à la parole, il dégaine sa camarade d’entrejambe et fait participer son propre jet aux fastes aquatiques de la rue. Je remercie le ciel bernois de ce qu’aucun gendarme ne se pointe, tout en me disant que si cet homme est un quelconque agent secret chargé de me circonscrire (ou de me circoncire pour peu qu’il soit de religion juive ou musulmane), il a de drôles de manières.

Tout en compissant avec force, l’homme déclare sans se retourner :

— Je m’appelle Rameau, Jean Rameau.

— J’ai bien connu son neveu, ricané-je.

Le gars pouffe.

— On me l’a déjà faite, vous n’êtes pas le premier gars qui connaisse le théâtre français.

Il range Coquette dans ses appartements privés après l’avoir dûment essorée, se rince les doigts dans l’eau où il vient d’adjoindre, les essuie à la doublure de son imper et me rejoint.

— Mon nom à moi est San-Antonio, dis-je.

L’homme s’arrête et me détaille.

— N’êtes-vous pas ce flic dont il est question épisodiquement ?

— Je le suis.

— Vous aimez à faire parler de vous, apprécie Rameau.

— Non, rectifié-je ; il arrive que les autres se complaisent à parler de moi, ce qui n’est pas du tout pareil.

Ainsi devisant, nous passons le seuil de mon hôtel et nous nous dirigeons vers le bar.

— Je suis descendu ici, me déclare Jean Rameau.

— Comme c’est curieux : moi aussi.

— C’est confortable et central, poursuit mon compagnon sans paraître relever mon ironie.

Le bar est joyeux comme le Journal Télévisé. Il y a un pianiste qui s’évertue, derrière un pot de fleurs ; un vieux barman panard qui a du mal à se déplacer derrière son rade, deux entraîneuses solitaires (et solidaires) à l’assaut d’un gros industriel descendu d’un canton primitif et un couple d’Arabes à l’air malheureux.

Rameau se désimperméabilise, roule le survêtement pour s’en confectionner un polochon et le jette sur la banquette.

— On se fait une roteuse ? me demande-t-il.

— Pour moi, ce sera plutôt une vodka, je ne bois le champagne qu’en apéritif.

Je détaille mon vis-à-vis à la lumière électrique. Il est franchement laid. Son gros pif en forme de groin ne pardonne pas. Et son teint grisâtre n’arrange rien. Ses cheveux blancs lui emboîtent le haut de la tronche comme le ferait une perruque trop juste sur laquelle on aurait forcé. Son regard va et vient sans jamais s’arrêter. Il a les yeux de ces petits fennecs fous d’inquiétude qui ont l’air traqués de toute part ; mais chez Rameau il s’agit d’un tic, car en fait, c’est un individu plein de sang-froid.

— Vous êtes dans les affaires ? je lui demande.

— Dans un sens, oui : je suis expert.

— Je peux vous demander en quoi ?

— Hydrocarbures. Quand on soupçonne du pétrole quelque part : voyez Rameau ! Sans pavoiser, je compte probablement parmi les cinq premiers renifleurs d’or noir.

Il tapote son nez.

— Il est mahousse, mais il rend service.

— Et vous venez renifler les gisements helvétiques ?

— Pas les gisements : les sociétés qui les exploitent, et que j’exploite comme je peux. Cela dit, elles ne rechignent jamais avec ceux qui peuvent accroître leur prospérité.

Nous passons commande. Rameau s’offre une demie de Pommery, moi ma vodka avec beaucoup de poivre et une larmiche de churasco.

Mon pote rigole de ma boisson.

— Les explosifs, chez nous, on s’en sert pour éteindre les puits en flammes ; vous faites une radio de l’estomac de temps en temps, j’espère ?

Il est franchement sympa, un peu braque. Maman le qualifierait de « vieil original ».

— Et vous, la Suisse, boulot-boulot ?

— Secret professionnel, excusez.

— Ben voyons, encore que « les secrets d’aujourd’hui fassent généralement la Une de demain ».

Il rit.

Comme on lui sert son champagne, il murmure après avoir bu la première gorgée :

— Allez, aggravons notre cas !

— Pourquoi, vous avez des ennuis hépatiques ?

— Non, des scrupules. Je suis terrifié par la quantité de denrées diverses que j’ai consommées en cinquante-six ans. L’autre jour, j’ai fait un petit bilan approximatif. Ça vous intéresse ?

Il sort un carnet de sa poche, chausse des lunettes minuscules et lit :

— Dix-huit tonnes de pain, trois tonnes de viande, sept tonnes de pâtes, trois tonnes de riz, neuf de légumes, huit cents kilos de chocolat, douze mille litres de vin, cinq mille de bière, vingt mille d’eau minérale, cinq mille bouteilles de champagne, cent quarante mille cigarettes, mille cinq cents suppositoires, en chiffre plus ou moins ronds. Et pour ne citer que des matières de première nécessité. Vous vous rendez compte, l’ami ? Et tout cela pour faire quoi ? Pour faire qui ? Moi ! Regardez le bonhomme : un mètre soixante-neuf, soixante-dix-huit kilos, une gueule à chier. J’ai honte. Que va devenir le résultat de cette formidable consommation ? Vous donnez votre langue au chat ? Un squelette, mon vieux ; de la poudre d’os !

« Ces tonnes de pain, de bidoche, de fruits, ces hectolitres de boissons vont se résumer en une pincée de poudre grise ! Je refuse. Cette montagne de produits dont je n’ai encore une fois évoqué que les principaux, passant outre les vêtements, le papier hygiénique, les glaces à la vanille dont je raffole, la pâte dentifrice, le cirage, l’essence, l’eau de Cologne, l’onguent gris de ma jeunesse, le cuir, le cuivre, l’acier, le bois, la laine, le coton, dont j’ai pris ma part avec avidité. L’or ! Tenez : l’or… Le cher or si cher. Tout ! Et ce tout monumental, écrasant, va restituer un vilain zéro à l’arrivée. Un souvenir vite estompé. J’aurai mangé des vaches, des moutons, des hectares de blé, bu des hectares de vigne, usé des hectares de forêt pour écrire des sottises ou me torcher le cul et cela en perte pure, l’ami, en perte pure.

« Je suis un gouffre. Une bouche de nuit. Je prends et ne rends rien. Et pourtant je voudrais utiliser la matière née de toute cette matière assimilée. Chaque fois que je défèque, j’ai la tentation de créer une SA.R.L. pour exploiter mon excrément, le lancer dans la ronde des engrais azotés. Certes, j’ai légué mes yeux à la banque des yeux, mes reins à celle du rein, mes testicules à qui les voudra, mon foie à la ville de Lyon, la plus accablée au monde par la cirrhose. Je donne volontiers mon sang et mon sperme, mais cela n’est que broutilles. »

Il se tait, amer, boit pour, en effet, aggraver son cas, joue avec ses petites lunettes tellement fragiles sans monture, que de regarder au travers doit les endommager.

— Vous avez des enfants, monsieur Rameau ?

— Deux, ce qui ne fait que multiplier mon problème…

— Mais sacrebleu, en compensation de cette consommation, vous avez produit, lui dis-je. Vous vous êtes rendu utile ! C’est la seule monnaie qu’un homme ait à sa disposition pour régler sa pension, ici-bas : se rendre utile, créer, agir, aider, aimer. Hein, dites : l’amour, monsieur Rameau ? Ça justifie tous les tonnages de barbaque ou de pinard. Un regard d’amitié, une main tendue, un poème, une porte qu’on ouvre valent beaucoup plus que des cargos chargés à couler de denrées périssables.