Mon terlocuteur hoche la tête.
— Oh ! alors, si vous prenez le problème par la philosophie de bistrot, c’est comme si vous l’attrapiez par la quéquette : vous le faites bander et puis c’est tout.
Pour se consoler, il finit de licher sa bouteille. Un peu pincecorné, le pétrolman. Un dada, tout le monde en monte un pour courir après ses rêves.
A court de converse, car on a retiré l’échelle des arguments et pas encore changé les draps du sujet, ainsi que l’écrit si admirablement Ours Noir dans « Passe-moi ton bicorne, je te passerai mon gode », à court de converse, donc, nous nous taisons, ce qui est la plus belle chose que puissent décider deux hommes pour éviter de déconner.
Ma montre se pointe dans les chiffres prévus par le colonel Müller. Il va être temps que je me rende au Ran-Tan-Plan. Aussi hélé-je le loufiat cacochyme pour carmer le sinistre.
— Que non pas, laissez ! s’égosille Rameau, je vous ai invité. D’ailleurs nous n’allons pas nous quitter déjà !
— C’est que j’ai un rendez-vous, objecté-je, auquel il serait malséant d’arriver en retard.
— Une dadame ?
— Exquise.
— Pas suissesse à coup sûr.
— Et pourquoi ?
— Les dames suisses ne baisent que l’après-midi, le soir elles préparent des gâteaux pour leurs enfants, ou leurs jolies fesses pour leur époux. En aucun cas elles ne se dévergondent, c’est ce qui, avec le secret bancaire, assure la solidité de ce grand petit pays.
Je me lève.
— J’espère avoir l’occasion de vous offrir ma tournée très prochainement, monsieur Rameau. En attendant, faites taire vos scrupules, mangez et buvez, c’est le Seigneur Lui-même qui nous l’a ordonné.
Rameau soupire.
— Vous faites partie des contaminés, mon vieux. La société de consommation vous a eu.
Il se rapetisse sur sa banquette et se met à m’oublier.
LE COUP FOURRÉ
Le Ran-Tan-Plan est une taule moderne, dans un immeuble neuf de la tête aux pieds entièrement sculpté dans du fibrociment ou autres denrées de ce genre que les architectes modernes s’entêtent à prétendre matière noble parce qu’ils n’ont pas autre chose à se foutre sous le compas. Buildinge d’une douzaine d’étages, ni mieux ni pire que les autres et qui fait qu’Helsinki ressemble à Los Angeles comme Tokyo à Abidjan ou à la Défense. Les buildinges étant, avec le Cola-Cola, le dénominateur commun à tous les pays.
Pour accéder au Ran-Tan-Plan, il convient de traverser l’immeuble, puis de descendre par un ascenseur dans d’étranges profondeurs d’où le vacarme ne s’échappe pas. On arrive alors à un vaste palier. Un employé en spencer vert et pantalon noir s’empresse de vous le faire traverser et de vous introduire dans le bunker par une large porte garnie de velours bleu roi et cloutée d’étoiles de cuivre.
Une nana en cucul-jupe noire et collants à grille prend le relais. Blonde, grande, avec un sourire assez peu intellectuel mais des nichons impecs et peu farouches, elle te fait accomplir la cérémonie du vestiaire dans un tambour velouté de bleu également ; déjà tu perçois le fracas de la musique disco. Lorsque la blonde te propulse dans l’antre, c’est soudain comme si tu déboulais dans la chambre des machines du Couine Elisabeth. Dieu de Dieu, ce boucan ! Et cette pénombre, cousine germaine de l’obscurité ! Les serveuses deviennent ouvreuses de cinoche, sauf qu’elles n’ont pas de lampes électriques car la topographie est balisée par des raies phosphorescentes tracées sur le plancher.
La donzelle qui vient de me butiner pourrait ressembler à feu Mme Golda Meir que j’y verrais que tchi. Elle me traîne jusqu’à une banquette voluptueuse. Je m’y assois comme dans un baquet empli de mousse à raser. Devant moi, une table basse pourvue d’une loupiote verte à la lumière ultra-confidentielle.
— Champagne ou whisky ? questionne la piloteuse de pigeons.
— Vodka au poivre.
Elle dit que bon d’accord, sans se formaliser et m’abandonne. Dans cette casba, impossible de s’écouter penser. Tout ce que tu peux faire pour toi, c’est de plaquer bien fort tes mains contre tes coquillages en attendant que ça se tasse (à café).
L’endroit est bondé. Sur la piste, ça gambille sec. Des tas de couples se dégustent les muqueuses à pleine bouche. On perçoit des rires à travers la viorne fissureuse de tympans. Je rêve de passer un week-end dans la salle des rotatives de France-Soir, histoire de me reposer un peu les trompes.
Aussi, lorsque soudain tout se tait, c’est comme quand on te passe la langue sur le filet dans une alcôve faite pour. Tout ton être se trouve en grande délivrance. T’es tellement joyce que t’as envie d’applaudir.
Tandis que le bruit disparaît, la lumière revient. Tu clignes des vasistas en défrimant autour de toi. La salle est plus grande que ce que la ténèbre te laissait supposer. Et plus bondée que ce que tu pressentais. Je profite de ce que mes deux mains sont redevenues disponibles pour m’entifler la vodka copieusement servie.
Les danseurs ont regagné leurs places. Alors une scène mobile sort du mur du fond et s’avance sur la piste. Sans bruit. Quand elle a achevé son parcours, un gonzier en smoking blanc se pointe. Il annonce, en allemand, en français et en anglais que la direction du Ran-Tan-Plan est heureuse de présenter à sa clientèle chérie un programme d’une haute qualité, puisqu’il va comprendre la participation de vedettes aussi illustres que Miss Lili, la strip-teaseuse de bonne aventure ; Carlo Karl, le fameux chanteur de charme allemand ; les Ringardo’s, ces antipodistes sud-américains dont la renommée a franchi l’Atlantique à bord d’un Boeing 747 ; et de Tupu Duku, l’illusionniste chinois qui est parvenu à dérider la reine Fabiola avec un fer à repasser magique. Applaudissements polis, prudents, voire condescendants.
« Eh bien, me dis-je en privé, cela va être à toi de jouer, l’Antonio. » Car, si tu ne l’as pas oublié, on m’a signifié de devoir me rendre aux lavabos pendant les attractions.
J’attends donc que les loupiotes repartent à dame et qu’une connasse fanfreluchée se pointe, avec un boa et des tas de poils partout, attifée d’un attifet, le cul en trémulation comme un cœur frappé d’arythmie. Il s’agit de la fameuse Miss Lili annoncée précédemment et qui va perpétrer le dangereux exercice qui consiste à se dévêtir en public, merci bien, je lui laisse la place ! Que moi, déjà, je coince deux fois sur trois la fermeture Eclair de ma braguette ! Aller au décarpillage sur un air langoureux, semer ses effets et ses effets comme au vent les pétales de marguerite, tu mords la tâche ?
Filer le tricotin aux gusmen blasés qu’en ont vu d’autres et des mieux, bien plus lascives, franchement, je t’en fais cadeau !
Sitôt l’obscurité revenue, je me dirige vers les toilettes dont l’entrée se trouve entre le vestiaire et la salle. Cela commence par un bref couloir, lequel débouche sur un autre plus large. A droite sont les chiches : gentlemen et ladies, à gauche les téléphones, au nombre de deux, accrochés sous deux dômes insonorisés. Je remarque que l’un des appareils est décroché et qu’il pend au bout de son fil tel un petit pantin.
« C’est pour ma pomme ! » songé-je. Et de cueillir le combiné afin de le porter à mon oreille, mais la tonalité m’apprend que la précédente communication a été coupée et qu’il ne reste personne en ligne. Par acquit de conscience, je lance trois ou quatre « Allô ? ». Mais le morceau de plastique est plus muet qu’un poisson rouge fossilisé.