Geary réussit tout juste à se retenir de rire. « Bien sûr que non. » Sa diode d’alerte carillonna, lui signalant l’arrivée du plan du colonel Carabali. Il le parcourut, tout en jetant à la dérobée des coups d’œil à son hologramme pour s’assurer qu’il ne se produisait rien d’inattendu. Le plan de l’infanterie spatiale était d’une relative simplicité : il prévoyait que des détachements des quatre cuirassés escortant les auxiliaires de l’Alliance (qui piquaient droit sur la Flottille sacrifiée dont faisait partie l’Audacieux) attaqueraient ce vaisseau avec toutes les navettes disponibles de ces bâtiments et de celui de Cresida. En outre, chaque équipe de débarquement envoyée par un auxiliaire serait accompagnée d’une simple section d’assaut de fusiliers, chargés d’inspecter, sur les bâtiments de radoub, la présence de pièges éventuels ou de quelques fanatiques syndics prêts à mourir en combattant.
Il s’interrompit pour réévaluer la situation. « Je n’avais pas remarqué que les Syndics avaient évacué l’Audacieux », déclara-t-il à Desjani.
Elle vérifia sur son écran, tapa quelques touches pour revenir en arrière puis hocha la tête. « Ils ont dégagé pendant que les autres Syndics s’expulsaient des bâtiments de radoub. C’est pour cela que nous ne l’avons pas remarqué, mais on s’en rend parfaitement compte en revenant en arrière. Les relevés de l’Audacieux ne signalent aucun changement : ils ne l’ont donc pas vidé de son atmosphère, ni rien de ce genre.
— Espérons que ça nous simplifiera la tâche. » Geary donna son approbation au plan et le renvoya. Même s’il avait dit aux fusiliers qu’ils n’avaient nullement besoin d’attendre son accord, un document officiel et une trace écrite suffisaient d’ordinaire à satisfaire les gens.
Dix minutes plus tard, alors qu’il attendait l’irruption imminente de la flotte qui les poursuivait et qu’une tension croissante lui pressurait chaque seconde davantage le crâne, Geary reçut un autre message d’alerte, assorti cette fois d’un avertissement de haute priorité. Il eut le plus grand mal à réprimer un grognement en identifiant son expéditeur : le capitaine Casia du Conquérant, un des officiers supérieurs les plus ouvertement rétifs auxquels il avait eu affaire jusque-là. Mais peut-être était-ce d’une importance légitime. Peu vraisemblable, sans doute, venant de Casia, mais il ne pouvait pas prendre le risque de l’ignorer. Il accepta la communication et une fenêtre s’ouvrit, encadrant le visage de Casia. « Capitaine Geary, déclara lourdement l’officier, on vient de m’apprendre que les fusiliers affectés à mon vaisseau participeront à une opération destinée à sauver de présumés prisonniers de l’Alliance détenus par les Syndics sur l’épave de l’Audacieux. »
Geary jeta un coup d’œil à la position du Conquérant : à dix secondes-lumière de là. Délai pas trop exaspérant en termes de communication, mais c’était la conversation elle-même qui menaçait de prendre ce tour. « C’est exact, capitaine Casia », répondit-il sur un ton officiel, avant d’attendre que l’autre se décide enfin à lui exposer son problème.
« On m’a aussi informé que la flotte ne superviserait pas ces fusiliers », gronda Casia.
Geary lui jeta un regard perplexe. « C’est faux, capitaine Casia. Je commande au colonel Carabali qui, à son tour, dirige les fusiliers en se pliant à mes ordres. »
L’image de Casia s’était encore rembrunie quand sa réponse lui parvint vingt secondes plus tard. « Sans doute surveillait-on les fusiliers de manière plus laxiste avant la guerre. Je parle de cette coutume, routinière, où des officiers de la flotte supervisent directement les officiers et les troupes menant une opération d’abordage.
— Quoi ? » Les systèmes de commande et de contrôle permettaient certes à de hauts gradés de voir et d’entendre ce que faisaient les fusiliers en cuirasse de combat, pratique que Geary trouvait parfois utile mais en quoi il voyait le plus souvent une dangereuse distraction. Il coupa le son du système de communication et pivota légèrement sur son siège pour fixer Desjani. « Capitaine Desjani, est-il vrai que les officiers de la flotte épient de façon routinière les fusiliers engagés dans des opérations d’abordage ? »
Desjani leva les yeux au ciel d’exaspération : « Qui a amené ce sujet sur le tapis ?
— Le capitaine Casia.
— Ça ne m’étonne pas. Capitaine », ajouta-t-elle précipitamment comme si elle se rappelait brusquement qu’elle discutait de ce problème avec le commandant de sa flotte. Elle soupira, passa la main dans ses cheveux puis poursuivit sur un ton monocorde : « C’est une routine depuis que je suis dans la flotte.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on craignait que les fusiliers qui montaient à l’abordage n’appuient sur les mauvais boutons et n’endommagent ou ne fassent exploser des équipements essentiels, dont le vaisseau lui-même.
— Est-ce que je me trompe si j’affirme qu’ils ont l’ordre de n’appuyer sur un bouton qu’en connaissance de cause ? »
Desjani haussa les épaules. « Bien sûr qu’ils en ont l’ordre, capitaine. Mais ce sont des fantassins. »
C’était un bon point, dut reconnaître Geary. Après des siècles de progrès technologique, il restait encore à l’humanité à fabriquer une simple pièce d’équipement qui fût à l’épreuve des fusiliers ou, par le fait, des spatiaux. C’était même l’une des principales raisons pour lesquelles les sous-officiers et sergents appartenant aux fusiliers de la flotte n’avaient pas à craindre d’être mis sur la touche, puisque l’une de leurs fonctions de base était encore de beugler à leurs cadets, quand c’était nécessaire : « Ne touchez pas à ça avant que je vous en aie donné l’ordre ! » Mais, dans la mesure où les fusiliers avaient des sergents, Geary voyait mal pour quelle raison des officiers de la flotte les épieraient par le truchement du système de commande et de contrôle. « À quel échelon, ces officiers ? demanda-t-il. Ceux qui sont autorisés à les surveiller ?
— Les commandants de vaisseau, répondit Desjani d’une voix toujours aussi monocorde.
— Vous voulez rire ?
— Non, capitaine.
— Et qui est censé commander le vaisseau pendant qu’ils surveillent les sous-offs des fusiliers ? »
Les lèvres de Desjani esquissèrent un sourire amer. « J’ai posé la même question à l’amiral Bloch la dernière fois qu’on m’a ordonné de me percher sur l’épaule d’un sous-lieutenant de l’infanterie qui abordait un vaisseau syndic avec son peloton. L’amiral Bloch m’a affirmé qu’il faisait entièrement confiance à mon expérience et à mes capacités pour mener ces deux activités de front. »
Geary, une fois de plus, ressentit une manière de soulagement teinté de remords à l’idée que l’amiral Bloch eût trouvé la mort avant que lui-même n’eût été officiellement appelé à servir sous ses ordres. « Je crois pouvoir vous fournir la réponse à cette question, mais, vous-même, personnellement, voyez-vous une bonne raison de le faire ? »
Nouveau haussement d’épaules. « On peut toujours en trouver, comme d’ailleurs des raisons de s’en abstenir. Je ne le ferais pas de mon plein gré, capitaine.
— C’est bien ce que je me disais. Moi non plus. » Geary se retourna, remit le son et décocha à Casia un regard grave mais neutre. « Merci d’avoir porté cette information à mon attention. Je vais m’assurer que les fusiliers seront conscients de la nécessité de consulter les officiers de la flotte avant d’entreprendre une action qui pourrait compromettre la sauvegarde ou la sécurité du vaisseau qu’ils abordent. »