— Je le conçois parfaitement, déclara Rione, mais nos réserves n’en seront pas moins très faibles, et nous serons toujours profondément enfoncés en territoire ennemi. » Elle secoua la tête. « Nous ne nous heurterons certainement pas à une force syndic de l’envergure de celle que nous avons laissée en quittant Lakota. Ils ont dû envoyer une puissante flottille à notre poursuite. Mais il y restera quand même des vaisseaux syndics, et ceux qui nous traquent feront à coup sûr volte-face et regagneront Lakota dès qu’ils s’apercevront que nous avons de nouveau sauté vers ce système. Ils ne seront qu’à quelques heures de nous.
— Ils seront nécessairement partis du principe que nous leur avons tendu une embuscade au point de saut d’Ixion, fit remarquer Geary. De sorte qu’avant de sauter à leur tour ils ont dû consacrer quelques heures à préparer leur formation à cette éventualité. Ils auront émergé à Ixion à une vélocité très supérieure à la nôtre, si bien qu’il leur a fallu davantage de temps pour se retourner et, puisqu’ils doivent présumer que nous leur tendrons aussi un traquenard au point d’émergence de Lakota, ils devront maintenir cette formation et faire regagner sa position à chacun de leurs vaisseaux, ce qui leur prendra davantage de temps qu’à nous. Accordons-lui trois heures avant qu’elle n’émerge et nous pourrions réussir. Six, et nous aurions de bonnes chances d’atteindre un autre point de saut et de quitter Lakota sans dommages.
— Elle n’en restera pas moins à nos trousses, et nos réserves toujours aussi basses.
— Elle a dû accélérer et manœuvrer plus vite que nous. Si elle ne s’arrête pas pour se réapprovisionner en cellules d’énergie et en munitions, elle aussi se retrouvera démunie. Et, si nous jouissons d’un répit dans l’espace du saut, nos auxiliaires pourront distribuer à nos vaisseaux celles qu’ils auront fabriquées pendant ces onze jours. Cela nous aidera bien. Mais tu n’as nullement besoin de me rappeler que nos réserves sont basses. L’Indomptable dispose tout juste d’un peu plus de cinquante pour cent des stocks de cellules d’énergie exigées.
— C’est ce que vous étiez en train de faire, ton capitaine Desjani et toi ? Contrôler le niveau de ces réserves ? »
Geary fronça les sourcils. Comment diable Rione savait-elle qu’il était avec Desjani ? « Ce n’est pas “mon” capitaine Desjani. Nous inspections une batterie de lances de l’enfer.
— Comme c’est romantique !
— Laisse tomber, Victoria ! Que mes ennemis répandent le bruit de ma liaison avec Desjani est déjà assez pénible ! Je n’ai nullement besoin que tu en rajoutes une couche. »
Au tour de Rione de se renfrogner : « Je ne les imite pas. Je ne cherche pas à saper ton autorité sur cette flotte. Mais, si tu persistes à te montrer en compagnie d’un officier avec qui la rumeur te prête une aventure…
— Je ne suis pas censé éviter le commandant de mon vaisseau amiral.
— Et tu ne tiens pas non plus à l’éviter, capitaine John Geary. » Rione se leva. « Mais ce sont tes oignons, si tu veux bien me passer l’expression.
— Je dois me préparer à un combat imminent, Victoria, et, franchement, je n’ai pas besoin de distractions de ce genre.
— Toutes mes excuses. » Geary ne put s’interdire de se demander si elle était réellement sincère. « J’espère que ta “stratégie désespérée” opérera. Tu oscilles aléatoirement entre initiatives prudentes et prises de risque insensées depuis que tu as obtenu le commandement de cette flotte, et cela a déstabilisé les Syndics. Ça marchera peut-être encore. On se verra dans cinq heures sur la passerelle. »
Geary la regarda sortir puis se rejeta en arrière en se demandant ce qu’elle pensait à présent. Hormis le fait qu’elle était son amante par intermittence (la période actuelle correspondant à une brouille), Rione s’était toujours montrée une conseillère inestimable dans la mesure où elle n’hésitait jamais à vider son sac. Il n’était sûr que d’une chose : sa loyauté envers l’Alliance était inébranlable.
Un siècle plus tôt, les Syndics avaient lancé des attaques surprises contre l’Alliance et déclenché une guerre qu’ils ne pouvaient pas gagner. L’Alliance était trop vaste et disposait de trop de ressources. Mais c’était aussi le cas des Mondes syndiqués. Cent ans de match nul, de guerre cruelle et de morts innombrables de part et d’autre. Cent années durant lesquelles on avait enseigné aux jeunes de l’Alliance à révérer la figure héroïque de « Black Jack » Geary et son ultime combat dans le système stellaire de Grendel. Un siècle au cours duquel étaient morts tous ceux qu’il avait connus, et où le monde où il vivait avait changé. Jusqu’à la flotte elle-même. Pas seulement parce que ses armes s’étaient améliorées et ainsi de suite, mais parce qu’un siècle d’atrocités réciproques entre les Syndics et l’Alliance avait transformé les siens, les rendant méconnaissables.
Lui aussi avait changé depuis qu’il s’était retrouvé contraint de prendre le commandement d’une flotte menacée d’anéantissement. Mais au moins avait-il rappelé aux descendants de ses propres contemporains ce qu’étaient le véritable honneur et les valeurs que l’Alliance était présumée défendre. Il n’était pas préparé, loin de là, à commander une flotte de cette dimension, et encore moins une flotte dont les officiers et les spatiaux avaient une mentalité différente de la sienne ; néanmoins, ensemble, ils avaient fait tout ce chemin en direction de la patrie. De la leur, disons. Car il ne reconnaîtrait plus la sienne. Mais il leur avait promis de les ramener chez eux, son devoir l’exigeait, et il était voué à remplir cette mission ou à mourir en s’y attelant.
Son regard vint se poser sur l’hologramme du système stellaire de Lakota. Tous ces vaisseaux syndics… Mais eux aussi avaient été durement éprouvés lors du dernier engagement. Dans quelle mesure ? Impossible de le préciser ; au cours des dernières heures, les combats furieux et confus avaient projeté des débris qui bloquaient la vue des senseurs. Il n’aurait même pas su dire quelles pertes les cuirassés de l’Alliance Rebelle, Infatigable et Audacieux avaient infligées aux Syndics dans leurs deniers moments, alors qu’ils les retenaient pour permettre la fuite de la flotte.
Jusqu’à quel point le commandant syndic avait-il eu la certitude que la flotte de l’Alliance était cette fois brisée et continuerait de fuir aveuglément ? Combien de bâtiments l’avaient-ils poursuivie jusqu’à Ixion, et combien en était-il resté à Lakota pour contrecarrer l’improbable (ou démentielle, tout dépendait du point de vue) éventualité de son retour immédiat dans ce système ? La seule manière de répondre à cette question et de vérifier l’état de ses crocs était encore de la jeter dans la gueule du loup.
Il consulta l’heure à nouveau. Dans quatre heures et demie, ils connaîtraient la réponse.
La passerelle de l’Indomptable lui était devenue agréablement familière depuis la première fois où il y était entré après la mort de l’amiral Bloch. Pas la disposition matérielle des lieux, qui lui semblait maintenant parfaitement normale, mais son équipement, à la fois plus avancé techniquement que celui qu’il avait connu et plus grossier d’apparence : victoire de la nécessité sur l’esthétique. Un siècle plus tôt, sur le dernier bâtiment qu’il avait commandé, tout était lisse, avec des lignes épurées, et l’on avait consacré beaucoup de soin aux finitions. Mais ce bâtiment-là avait été conçu et fabriqué avec la conviction qu’il servirait pendant des décennies : un des quelques vaisseaux de guerre (comparé à aujourd’hui) d’une flotte qui n’en livrait jamais. L’Indomptable, en revanche, était le reflet de toutes ces générations de bâtiments construits à la hâte pour pallier des pertes affreusement cruelles et de plus en plus nombreuses ; leur espérance de vie, au mieux, ne dépassait pas deux années. Bords rugueux, soudures grossières et surfaces inégales suffisaient largement à un vaisseau qui risquait la destruction dès son premier engagement, avant d’être remplacé par un autre baptisé à l’identique. Geary ne s’était toujours pas habitué à cette philosophie des vaisseaux jetables, fille d’une mauvaise expérience, que trahissaient ces médiocres finitions.