— Cinq minutes, répondit Desjani, de nouveau impassible et professionnelle.
— La grosse formation de vaisseaux endommagés et de bâtiments de radoub aurait déjà dû réagir à notre présence.
— Certains l’ont fait. Vous voyez cette effervescence ? On a sectionné les câbles reliant certains vaisseaux de guerre à des auxiliaires voisins. Les bâtiments syndics encore en état de combattre se préparent à fuir ou à livrer bataille.
— J’espère que les auxiliaires ne tenteront pas aussi de filer. » « Tenter » était le terme crucial. Même les soi-disant auxiliaires rapides de la flotte de l’Alliance l’étaient davantage par leur désignation que dans la pratique, et ils avaient pourtant la prétention de rivaliser de vélocité avec le reste des vaisseaux. C’étaient fondamentalement des usines mobiles, et la plupart de ces auxiliaires et bâtiments de radoub n’étaient en aucune façon destinés à manœuvrer comme des vaisseaux de guerre ; leurs capacités de propulsion ne leur permettaient d’accélérer que poussivement, et leur vélocité était fort loin d’atteindre celle des unités combattantes. En outre, ces bâtiments syndics étaient chargés à ras bord des minerais bruts nécessaires à la fabrication de pièces de rechange, pièces détachées, armes et cellules d’énergie, ce qui les alourdissait encore.
Les éléments de tête de la flotte s’éloignaient déjà du champ de mines qui lui avait interdit de sortir en droite ligne du point de saut. Sitôt fait, ils obliquaient vers le bas et accéléraient droit sur l’ennemi, donnant l’impression que la flotte s’incurvait au-dessus des mines comme une chute d’eau renversée.
L’Indomptable franchit à son tour le sommet du champ et pivota vers le bas ; la puissance de son accélération se fit sensible, malgré les coussins d’inertie qui gémissaient pour tempérer ses effets sur le vaisseau et son équipage. Quand le moment de fondre sur l’ennemi arriva, Desjani ne tergiversa pas. « La force de surveillance syndic a dû nous repérer maintenant, déclara-t-elle. Dans la mesure où nous accélérons dans sa direction, nous devrions assister à sa réaction dans… vingt ou vingt-cinq minutes, selon ce qu’elle aura décidé de faire entre-temps. »
Après la période d’activité frénétique qu’ils venaient de traverser, ces vingt minutes s’écoulèrent aussi poussivement qu’une vidéo au ralenti. Au moins ce délai donna-t-il à Geary le temps de consulter les rapports de condition opérationnelle qui affluaient de ses vaisseaux ; c’était sa première véritable occasion de s’informer de leur état et des progrès des réparations depuis que la flotte avait de nouveau, et précipitamment, sauté vers Lakota.
Au cours du dernier combat dans ce système, le Guerrier avait essuyé plein pot le feu de quatre cuirassés ennemis chargeant pesamment les auxiliaires de l’Alliance qu’il devait protéger. Son équipage avait déjà travaillé jusqu’à l’épuisement pour colmater les brèches sérieuses qui lui avaient été infligées à Vidha, afin que ce cuirassé pût de nouveau affronter l’ennemi, mais, maintenant, le Guerrier se retrouvait à nouveau hors de combat ou presque. Geary ne put s’empêcher de secouer tristement la tête en consultant le dernier rapport de situation du cuirassé blessé. Sans doute pouvait-il encore suivre la flotte, mais il serait incapable de se battre avant un bon moment.
Les cuirassés Orion et Majestic, eux aussi gravement endommagés à Vidha, étaient loin d’avoir fait un travail aussi inspiré en procédant à leurs réparations, et c’est tout juste s’ils étaient aptes au combat, d’autant qu’ils avaient souffert d’autres avanies, moindres sans doute, lors du premier passage de la flotte à Lakota. Les cuirassés Amazone, Intraitable, Vengeance et Représailles étaient ensuite les plus grièvement atteints, mais tous avaient fait d’héroïques efforts pour réparer dans le délai imparti par l’aller-retour Lakota-Ixion-Lakota, et ils étaient en assez bon état pour combattre. Les croiseurs de combat, qui échangeaient le lourd blindage et les puissants boucliers des cuirassés contre une capacité d’accélération supérieure et une plus grande manœuvrabilité, avaient payé le prix habituel pour ce troc. La plupart avaient souffert de dommages notables quand la flotte s’était frayé un chemin en force hors de Lakota, mais, à l’instar de l’Indomptable, presque tous avaient réussi à réaligner la majeure partie de leurs lances de l’enfer et leurs unités de propulsion. Seuls le Risque-tout et le Formidable restaient en assez mauvais état pour être cantonnés à l’arrière en cas de bataille décisive. Geary espérait qu’il réussirait à interdire aux commandants de ces vaisseaux de charger malgré tout dans la plus rude mêlée qui s’offrirait à eux.
Le reste de la flotte (les croiseurs lourds et légers et les nombreux destroyers) était plus ou moins à l’identique, bien que peu de destroyers et de croiseurs légers eussent été gravement endommagés lorsqu’ils étaient sortis de Lakota avec les Syndics aux trousses. Quand les petites unités combattantes essuyaient de lourdes frappes, elles ne disposaient ni du blindage ni de la taille qui leur auraient permis de supporter les dommages consécutifs et, d’ordinaire, elles étaient mises hors d’état de nuire, voire volatilisées. Seuls les efforts qu’avait faits Geary pour protéger ses unités légères lors du dernier combat avaient évité qu’elles fussent décimées. Cela dit, quatre destroyers et trois croiseurs légers n’avaient pas survécu à la dernière visite de la flotte à Lakota.
Les quatre auxiliaires, vitaux pour la survie de la flotte, étaient sortis pratiquement intacts du dernier engagement, Dieu merci, en majeure partie grâce à la robuste défense du Guerrier. La seule frappe essuyée par le Titan avait été pansée quelques jours après la bataille.
Tant qu’on ne tenait pas compte de l’absence totale de missiles spectres à bord des vaisseaux, des réserves de mitraille pratiquement épuisées et du très faible niveau des réserves de cellules d’énergie, les bâtiments rescapés de la flotte semblaient en assez bon état.
« Pourquoi les Syndics n’ont-ils pas procédé à davantage de réparations ? se demanda-t-il à haute voix. Ils ont disposé du même répit que nous, mais leurs vaisseaux présentent encore de très nombreuses blessures. »
Desjani lui jeta un regard surpris. « Je crois savoir qu’ils ne maintiennent pas la même capacité de réparation à leur bord. Chez eux, c’est plus centralisé. Censément plus efficace, j’imagine, en même temps que ça permet de réduire l’équipage des vaisseaux de guerre. Il y a de bonnes chances pour qu’ils n’aient guère travaillé aux réparations avant l’arrivée de ces bâtiments de radoub, et les amener sur place a dû exiger un bon moment, même s’ils stationnaient dans un système voisin. Ils sont très proches du champ des dernières batailles, et je parierais que cette formation n’a fait route que pendant un ou deux jours.
— Les Syndics nous ressemblaient davantage avant la guerre, fit remarquer Geary. Ils ont dû changer en réaction à leurs propres pertes. Mais ce que vous venez de dépeindre correspond à une période de paix, où l’on dispose d’une abondance de temps et de la possibilité de patienter jusqu’à ce qu’on atteigne une installation de réparations ou qu’elle vienne à vous. Sans doute cette disposition épargne-t-elle de l’argent à court terme, mais, à longue échéance, elle ne peut en aucun cas maintenir leur capacité combative. »
Desjani sourit. « Pas aujourd’hui en tout cas. » Elle s’interrompit, car elle venait de remarquer un détail. « L’image de la réaction de la flottille de surveillance syndic nous parvient. » Geary bascula hâtivement sur un autre hologramme, montrant deux cuirassés accélérant sur une trajectoire qui les menait droit sur la flotte de l’Alliance. « Rien que deux cuirassés ? Et les autres ?