Cafiro faillit sourire à son tour, mais la cupidité se lisait dans ses yeux. « Oui. Je connais d’autres personnes susceptibles de travailler avec moi. Avec nous. » Cafiro lui décocha finalement un sourire crispé. « Évidemment, je ne pourrai pas faire grand-chose tant que je resterai prisonnier.
— Nous nous comprenons, semble-t-il. » Davantage que Geary ne l’aurait souhaité. Mais ce Syndic devait être ambitieux et assoiffé de pouvoir, sinon il n’aurait pas été le commandant en second de cette flottille. On pouvait en conclure qu’il réagirait ainsi à l’offre implicite de Geary. D’autres, peut-être moins égocentriques ou davantage attachés à des valeurs distinctes de leur seul intérêt personnel (comme la dirigeante du système de Cavalos, par exemple) feraient certainement des interlocuteurs plus valables. Mais Geary devait se servir des armes qui lui étaient accessibles.
Même lorsque ces armes étaient méprisables. Lorsqu’elles négociaient pour obtenir leur liberté sans s’être seulement donné la peine de s’inquiéter du sort d’autres rescapés de la flottille syndic détruite. Geary s’efforçait de garder un visage de marbre, alors même qu’il sympathisait avec le désir de Desjani : serrer le kiki de ce commandant syndic jusqu’à ce que les yeux lui sortent de la tête. « Je pense que votre libération profitera à toutes les parties concernées. » Surtout si j’en décide avant de laisser entrer Desjani pour que nous vous étranglions à deux. Il ne put résister à la tentation de faire allusion aux autres rescapés syndics : « Nous n’avons pas fait d’autres prisonniers ici, lui dit-il suavement. Certains de vos modules de survie étaient endommagés, mais ils devraient pouvoir arriver en lieu sûr.
— Oh !… Bien sûr, lâcha Cafiro après une brève hésitation.
— Les Mondes syndiqués entendront parler de nous, commandant Cafiro. Après le retour de cette flotte. » Geary mit fin à la conversation en se levant et en sortant.
« Il est très nerveux, fit remarquer Iger dès qu’il les eut rejoints. Il se demande certainement si l’on va vraiment le relâcher.
— Créera-t-il réellement des problèmes aux Syndics si nous le libérons ? » demanda Geary. Rione et Iger opinèrent. « Alors virez-le de ce vaisseau, lieutenant Iger.
— À vos ordres, capitaine. Il sera transbordé dans sa capsule de survie et largué dans la demi-heure. »
Geary guida Desjani et Rione hors des compartiments du renseignement. « Je crois que je préférerais encore traiter avec les extraterrestres, lâcha-t-il, pas tout à fait persuadé de plaisanter.
— Ça pourrait se produire, déclara Rione avec le plus grand sérieux. Si nos hypothèses sont exactes, ils n’ont agi contre nous et notre ennemi qu’en raison de leur mauvaise expérience avec les dirigeants syndics. Peut-être tiennent-ils seulement à ce qu’on leur fiche la paix, ou à se sentir en sécurité. Si la menace d’une agression humaine était éliminée, ils disposeraient d’immenses territoires à leurs autres frontières. »
Desjani porta le regard au bout de la coursive. « À moins qu’autre chose ne les menace aussi à ces frontières », marmonna-t-elle, comme se parlant à elle-même.
Geary se renfrogna. « S’il existe une intelligence non humaine… commença-t-il, brusquement saisi d’inquiétude.
— Il pourrait bien y en avoir d’autres, conclut Desjani. C’est une quasi-certitude. » Elle regarda Geary. « Il nous faut comprendre cet ennemi, et c’est une possibilité primordiale. Il se sent peut-être pris virtuellement entre deux feux. Il livre peut-être une guerre, ou plusieurs, à des distances incommensurables de celle qui nous oppose aux Syndics. Et c’est peut-être pour protéger ses flancs qu’il tient à nous savoir les mains liées. Si ça se trouve, nous avons même des alliés en puissance contre ces êtres. Ou des ennemis potentiels encore plus virulents. »
Rione donnait l’impression d’avoir avalé un truc infâme. « C’est effectivement une possibilité. Mais nous n’avons aucun moyen de la vérifier. Notre ignorance est beaucoup trop grande.
— Nous avons beaucoup appris. Et nous apprendrons davantage. » Du moins Geary l’espérait-il.
Les boules de débris en expansion de ce qui avait été naguère les épaves de l’Opportun, du Cœur de Lion, du croiseur lourd Armet et du croiseur léger Cercle se trouvaient déjà loin derrière la flotte de l’Alliance, qui piquait sur les points de saut pour Anahalt et Dilawa. Geary avait ramené sa vélocité à 0,04 c pour permettre aux bâtiments les plus endommagés, tels que le Courageux et le Brillant, de la suivre plus facilement, en espérant que leurs unités de propulsion seraient bientôt réparées. Aucune autre tentative de sabotage ne s’était produite. Il s’en demandait la raison : était-ce parce que les responsables des tentatives antérieures étaient trop occupés à réparer leur propre vaisseau, parce qu’ils s’efforçaient de trouver un nouveau moyen d’implanter ces logiciels malfaisants ou bien parce qu’ils révisaient leur stratégie dans la mesure où les premiers essais leur avaient aliéné une bonne partie de la flotte ? Qu’ils eussent renoncé semblait bien peu plausible.
Geary ne connaissait pas encore leur destination suivante avec certitude. Il n’avait d’ailleurs pas envie d’y réfléchir pour le moment. Au cours du dernier combat, la flotte avait perdu de nombreux spatiaux et plusieurs vaisseaux. La flotte qu’il avait connue cent ans plus tôt, avant d’entrer en sommeil de survie au terme d’une bataille perdue d’avance, vivait dans la paix. D’autres avaient livré d’innombrables combats au cours de ce même siècle, et s’étaient progressivement habitués à perdre en grand nombre vaisseaux, hommes et femmes. Geary avait longuement tenté de se soustraire à cette réalité, mais il s’était rendu compte qu’il en était incapable : il lui fallait en accepter le prix, même après une victoire, et il se sentait désormais obligé d’ouvrir certains dossiers individuels afin de s’informer du tribut qu’avait payé à ce conflit, avant même qu’il les rencontrât, chacun de ceux qu’il connaissait. Il leur devait au moins cela.
Il les consulta donc. Capitaine Jaylen Cresida. Planète natale : Madira. Première affectation dans la flotte : officier d’artillerie à bord du destroyer Shakujo. Mariée cinq ans plus tôt avec un autre officier de la flotte. Veuve depuis trois, son époux ayant trouvé la mort à bord du croiseur de combat Invulnérable alors qu’il défendait le système de Kana contre une attaque syndic. Pas celui que la flotte avait perdu à Ilion, mais le vaisseau qui portait ce nom avant lui.
Cresida lui avait dit que, si elle mourait, quelqu’un l’attendait.
Geary ferma un instant les yeux pour tenter d’émousser la peine qu’il ressentait à la lecture de ce rapport sec et sans âme. Puis il la reprit, se contraignant à regarder en face le prix payé par l’Alliance pour ce conflit qui l’avait transformée, et qui avait contribué à forger la personnalité de ceux qui l’entouraient.
La mère et le frère de Cresida avaient aussi été victimes de la guerre : sa mère était morte quand elle n’avait encore que douze ans, son frère aîné un an avant qu’elle ne s’engage. Ne tenant pas à dénombrer les pertes des générations précédentes, Geary ne remonta pas plus haut dans le dossier.
Il rassembla son courage et ouvrit celui de Duellos. Son épouse était une chercheuse, une scientifique qui vivait dans un système très éloigné du front, mais son père et un de ses oncles étaient morts à la guerre. Sa fille aînée serait apte au service dans un an.