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Le capitaine Tulev avait perdu sa femme et trois enfants lors d’un bombardement de leur planète natale.

Et Desjani : elle lui avait dit que ses parents étaient encore en vie et c’était effectivement le cas, ainsi qu’un oncle dont elle lui avait parlé plusieurs fois. Mais elle n’avait jamais fait allusion à cette tante morte durant un combat au sol sur une planète syndic. Ni de ce frère cadet décédé six ans plus tôt à son baptême du feu.

Geary se rappela le jeune garçon syndic à qui avait parlé Desjani quand les réfugiés de Wendig étaient montés à son bord, la façon dont elle s’était comportée et le regard qu’elle lui avait jeté quand il s’était interposé pour défendre les siens. Avait-elle vu en lui son petit frère ?

Il fixa longuement l’écran puis appuya sur d’autres touches pour afficher des dossiers qu’il n’avait jamais eu le courage de consulter. Ceux de sa propre famille.

Des Geary apparurent à l’écran. En grand nombre. Il n’avait laissé ni femme ni enfant, ce dont il se félicitait fréquemment. Mais il avait eu un frère et une sœur, des cousins, une tante. La plupart avaient eu des enfants. Beaucoup s’étaient engagés dans la flotte. Geary se souvint des paroles amères de son arrière-petit-neveu : on s’attendait à ce que les Geary y fissent carrière. Nombre d’entre eux s’étaient pliés à cette attente, et nombre d’entre eux étaient morts.

Il était encore assis devant son écran, à tenter de digérer tout cela, quand l’alarme de son écoutille sonna. « Entrez. »

Le capitaine Desjani obtempéra puis marqua une pause pour le regarder. « Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je… Je me repassais quelques dossiers. »

Elle n’hésita que quelques secondes puis le contourna pour venir lire par-dessus son épaule. Elle resta si longtemps coite qu’il commença à se demander comment il devait réagir. Puis : « Vous ne les aviez jamais lus ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

— Non. Je n’y tenais pas.

— Nous avons tous payé le prix fort pour cette guerre. Votre famille plus que son lot.

— Par ma faute », grinça-t-il. Desjani ne répondit pas, visiblement peu encline à nier ce qu’elle devait tenir pour vrai. « Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de votre frère ? »

Elle garda encore un instant le silence. « Ce n’est pas un sujet que j’aime aborder.

— Je suis sincèrement désolé. Je vous aurais écoutée, vous le savez. »

La réponse tarda : « Oui, et je sais que vous auriez aussi compris. Mais vous aviez bien assez de soucis comme cela. Mes propres pertes n’ont rien d’exceptionnel.

— Oh que si, objecta-t-il. Tout individu est exceptionnel. Un siècle que cette guerre dure, un siècle au cours duquel des vies ont été fauchées, les unes après les autres, dans un conflit qui ne mène nulle part. Quel gaspillage insensé !

— Oui. » La main de Desjani se posa sur son épaule et l’étreignit doucement ; le geste d’une camarade partageant son chagrin, voire davantage.

Geary recouvrit cette main de la sienne et l’empoigna. « Merci.

— Nous vous apportons tout ce que nous pouvons. » Brusquement, il eut l’impression qu’on exigeait beaucoup trop de lui : ses responsabilités, la douleur que cette guerre infligeait à tant de gens, ses sentiments pour Desjani, qu’il devait dissimuler le plus possible. Il lui fallait ramener l’Indomptable à l’Alliance et rapporter la clé de l’hypernet syndic, mais sa tâche ne s’arrêtait pas là. Les gens attendaient davantage de lui. Il lui semblait soudain qu’il allait se noyer sous cette pression et que sa seule bouée de sauvetage était cette main posée sur son épaule.

Il relâcha l’étreinte de la sienne, se leva et lui fit face. « Tanya…

— Oui », répéta-t-elle. Avait-elle deviné ce qu’il devait taire ou l’avait-elle su à l’avance et s’efforçait-elle de détourner la conversation ? « C’est trop lourd pour un seul homme. Mais vous y mettrez fin, promit-elle fermement. Vous mettrez fin à cette guerre et vous sauverez la flotte et l’Alliance. »

Chaque parole était comme un clou enfoncé dans son cercueil. « Pour l’amour de mes ancêtres, ne me servez pas ce boniment.

— Ce n’en est pas un, persista Desjani.

— Si, c’en est un ! Un fantasme sur ce que je suis et sur mes capacités.

— Non. C’est la stricte vérité. Regardez ce que vous avez déjà fait ! » Elle montra l’écran. « Vous pouvez arrêter cette guerre. Je sais qu’il est difficile d’avoir été élu par les vivantes étoiles pour remplir une telle mission, mais vous pouvez le faire !

— Vous n’avez aucune idée de ce qu’on peut ressentir confronté à une telle responsabilité !

— Je vois au moins l’effet qu’elle produit sur vous, mais je sais que vous saurez l’honorer. Sinon vous n’auriez pas été choisi.

— On a sans doute fait une erreur ! » Geary hurlait quasiment. « Je ne suis peut-être pas capable de sauver l’univers à moi tout seul !

— Vous n’êtes pas seul ! » Desjani était maintenant visiblement bouleversée, et son visage convulsé, quand elle regardait Geary, trahissait tout à la fois espoir et crainte, en même temps qu’un sentiment beaucoup plus profond.

« C’est pourtant l’impression que ça me fait ! » D’une main courroucée Geary indiqua l’hologramme auquel il tournait à présent le dos. « Tous ces morts, et les gens attendent de moi que j’y mette un terme ! Comment un homme serait-il capable d’un tel exploit ? Je ne le peux pas ! » Avait-il réellement prononcé ces derniers mots pour la gouverne d’un tiers, ou bien cette pensée se bornait-elle à résonner en lui depuis qu’il avait pris le commandement de la flotte ?

« Qu’exigez-vous d’autre de moi ? demanda Desjani d’une voix désespérée. Bien sûr qu’il vous faut de l’aide. Dites-le-moi et je vous la procurerai. Je ferai tout ce que vous voudrez. » Elle fixa Geary, horrifiée d’avoir laissé échapper cette dernière phrase.

Geary soutint son regard et son désespoir se dissipa. Ce qui était partiellement dissimulé jusque-là gisait à présent entre eux à ciel ouvert. « Tout ?

— Je n’ai pas… » Elle déglutit et poursuivit, se contraignant manifestement au calme. « J’ai perdu mon honneur, maintenant. J’en suis consciente.

— Cessez, Tanya. Vous en avez à revendre.

— Une femme honorable ne devrait pas éprouver de tels sentiments pour son supérieur ! Elle refuserait d’en parler ! Elle ne consentirait pas à… » Desjani ravala la fin de sa phrase et le fixa de nouveau fébrilement.

Geary aurait pu tendre les bras pour la prendre. Là, tout de suite. Il regarda ses mains en songeant au prix que tant d’autres avaient déjà payé. Il avait accepté de disposer de Victoria Rione quand elle s’était offerte, exactement comme elle avait disposé de lui. Mais il ne pouvait faire cela à Tanya Desjani. Certes, tout le monde ou presque, et Tanya Desjani elle-même, le lui pardonnerait et trouverait en son for intérieur une justification à ce que faisait le grand héros resurgi du passé, mais il ne pouvait pas lui faire ça. Cette seule idée le révulsait. Ce qui, plus que toute autre chose, lui confirmait que ses sentiments à son égard étaient sincères et qu’il ne cherchait pas simplement un autre havre de salut parce que la mer de ses responsabilités se faisait trop agitée. « Je ne salirai pas votre honneur, chuchota-t-il.

— C’est déjà fait, répondit Desjani d’une voix blanche.

— Non. Je ne prendrai que ce que vous choisirez de me donner librement.

— C’est chose faite. Je vous jure que je ne l’ai pas cherché et que j’ai même tenté de le combattre, mais c’est arrivé. »