— Nous ne recevons pas encore leur lumière. » Desjani procéda à une vérification. « Les deux cuirassés ne se trouvent plus qu’à vingt-deux minutes-lumière maintenant qu’ils arrivent sur nous. Quand le reste de la flottille réagira, nous devrions nous en apercevoir dans les minutes qui suivront. »
Cela prit quelque deux minutes de plus que prévu, incitant Desjani à prédire que le reste de la flottille de surveillance devait accélérer dans la direction opposée et s’éloigner de la flotte de l’Alliance. La suite lui donna raison. « Ils se divisent.
— Ils se divisent ? » Pendant que Geary observait l’écran, les senseurs de toute la flotte scrutaient les images retardées signalant les mouvements des vaisseaux ennemis et fournissaient rapidement actualisations et estimations. Deux des cuirassés, les deux croiseurs de combat et les unités légères syndics accéléraient telles des chauves-souris sorties de l’enfer sur des vecteurs les conduisant manifestement au portail de l’hypernet. Ils s’en trouvaient encore à vingt-huit minutes-lumière et leur vélocité dépassait déjà 0,1 c. Même si certains vaisseaux de la flottille lambinaient quelque peu, légèrement endommagés, ça n’avait guère d’incidence. Geary n’avait nullement besoin de procéder à des calculs pour savoir que sa flotte ne pourrait pas les rattraper. « Ils vont défendre le portail et le détruire si besoin pour nous interdire de l’emprunter. Mais pourquoi scinder une flottille déjà très inférieure en nombre ? Pourquoi ne nous envoyer que ces deux cuirassés ? Serait-ce une manière de diversion ? » Il prolongea les trajectoires des deux cuirassés par simulation et la réponse lui apparut clairement : ils piquaient vers la grosse formation ennemie de vaisseaux de guerre endommagés et de bâtiments de radoub.
« Ils vont défendre leurs camarades, répondit prosaïquement Desjani. C’est sans doute un geste désespéré, mais ce commandant syndic l’entreprend malgré tout. »
Deux cuirassés. Même s’il ne tenait pas compte de ses bâtiments sévèrement endommagés, comme le Guerrier, Geary pouvait encore leur envoyer au moins seize cuirassés et plus de douze croiseurs de combat.
« C’est ce que sont censés faire les cuirassés », déclara-t-il à voix basse en se remémorant les paroles prononcées par le capitaine Mosko juste avant de conduire à leur perte le Rebelle, l’Infatigable et l’Audacieux, afin de retenir les Syndics dont la tenaille se refermait sur la flotte. « Mais c’est effectivement désespéré. Quoi que fassent ces deux cuirassés, les autres vaisseaux ne peuvent pas en réchapper. Ils ne nous rejoindront d’ailleurs que dans plus de quatre heures et nous aurons déjà intercepté cette formation. On les sacrifie inutilement.
— Le commandant syndic a peut-être reçu l’ordre de défendre ces vaisseaux et le portail de l’hypernet, lui aussi, de sorte qu’il se doit de réagir. »
Trop plausible pour n’être pas vrai : une mission impossible pour les forces chargées de la remplir, de sorte qu’une bonne partie serait immolée pour satisfaire les espérances insensées du haut commandement. Du temps de Geary, un siècle plus tôt, ces pertes simulées dans des batailles fictives n’arrivaient qu’au cours d’exercices d’entraînement. Mais, même à l’époque, il se demandait si, comme le lui affirmaient ses supérieurs, la situation serait effectivement différente dans un conflit réel ou si les mêmes schémas se reproduiraient en dépit d’un coût autrement élevé. À ce qu’il savait de cette guerre, à ce qu’il en avait vu de ses propres yeux, on n’optait que trop fréquemment pour la seconde branche de l’alternative. « Très bien, capitaine Desjani, assurons-nous que la flotte est convenablement disposée pour liquider ces deux cuirassés sans perdre pour autant un seul de ses vaisseaux.
— Capitaine Desjani ! la héla la vigie de l’ingénierie. Le niveau des réserves de cellules d’énergie de l’Indomptable vient de passer au-dessous de cinquante pour cent. »
Desjani hocha la tête puis jeta un regard à Geary. « Le vieux rafiot n’a jamais été aussi bas. »
Le « vieux rafiot » en question n’avait quitté son dock d’armement que deux ans plus tôt, mais ça n’en donnait pas moins la chair de poule. S’ils ne réussissaient pas à piller ces bâtiments de radoub syndics, la flotte n’irait guère plus loin sur le chemin de l’espace de l’Alliance. Les vaisseaux ne carburent pas à la prière.
Quarante minutes depuis leur réémergence à Lakota. Jusque-là, tout se présentait remarquablement bien. Mais de quel délai disposeraient-ils encore avant que la puissante force syndic qui les traquait ne fît irruption derrière la flotte, résolue à lui interdire de s’échapper à nouveau ?
Deux
Les vaisseaux de la flotte de l’Alliance s’étaient déversés pêle-mêle du point de saut et avaient dépassé le sommet du champ de mines syndic pour accélérer ensuite sur des trajectoires individuelles. L’espace d’un instant, ce spectacle avait rappelé à Geary l’irruption chaotique de la flotte à Corvus, après qu’il en avait pris le commandement, quand elle avait rompu sauvagement la formation pour attaquer quelques malheureux appareils syndics. Mais, cette fois, les bâtiments de l’Alliance se pliaient aux ordres et ils ne s’éparpillaient en ordre dispersé, sur des trajectoires différentes et à des vélocités diverses, que pour lancer des attaques coordonnées sur tous les bâtiments syndics qu’ils pourraient atteindre. Les officiers qui n’appréciaient pas la stratégie de Geary n’y trouveraient rien à redire en l’occurrence, tant étaient nombreuses les cibles qui s’offraient à la flotte.
Celle-ci réagissant à ses ordres comme elle était censée le faire et aucune force syndic lancée à sa poursuite n’étant jusque-là apparue à l’arrière, Geary fut pris d’une de ces somnolences qu’engendrent les longues distances d’un système stellaire. Même si son vaisseau accélérait jusqu’à 0,1 c, il mettrait plus d’une heure et demie à couvrir les dix minutes-lumière séparant la flotte de la grosse formation syndic de vaisseaux de guerre endommagés et de bâtiments de radoub. Mais, si les Syndics s’éloignaient des vaisseaux de l’Alliance, ils étaient incapables, et de loin, de filer aussi vite que la flotte qui fondait sur eux.
« Délai estimé avant interception : 1,7 heure, grommela Desjani. Ils fuient, mais nous serons sur eux bien avant que ces deux cuirassés ne nous aient rejoints.
— Nous devrons néanmoins veiller à les stopper net avant qu’ils aient pu se frayer un chemin en force jusqu’à l’un de nos auxiliaires. » Sur l’écran de Geary, des trajectoires s’incurvaient à travers l’espace à mesure que les destroyers et les croiseurs légers de l’Alliance devançaient les unités combattantes les plus lourdes pour piquer, non seulement sur la grosse formation syndic, mais aussi sur des groupes plus restreints et des vaisseaux isolés. « Mettons qu’il nous faille deux heures pour arraisonner ces vaisseaux. Nous aurons de la chance si la flotte syndic n’apparaît pas derrière nous avant que nous ayons mené cette tâche à bien.
— Croyez-vous que d’autres renforts se soient pointés ici après notre départ ? s’enquit Desjani.
— Bonne question. Nous ne pouvons pas présumer que la flottille que nous avons croisée à Lakota lors de notre passage précédent reflète la réalité de ce dont ils disposent à présent, ici, ailleurs ou dans la flotte qui nous poursuit. Mais il semble que ceux qui sont ici soient disposés à se battre. » Geary remarqua que quelques vaisseaux endommagés qui, jusque-là, se dirigeaient séparément vers les planètes intérieures, altéraient leur course pour se retourner et viser individuellement un point de rendez-vous avec les deux cuirassés, dans l’intention manifeste de former un détachement improvisé. Il fit le décompte des vaisseaux impliqués, vérifia les progrès de leurs réparations et secoua la tête. Il savait ce qu’ils devaient ressentir, si inférieurs en nombre et mal préparés pour ce genre de combat fussent-ils. Sa propre flotte avait été confrontée à une situation identique lors de son dernier passage à Lakota.