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Il avait seulement dit : « Alors, lieutenant… » à Schneider.

Plus tard. Dans la 4L.

Charles Catala s’assura de la présence de son revolver sous l’aisselle gauche. L’étui de cuir était trempé. Charles appela l’ascenseur. Il allait être dix-sept heures et de lourds nuages gris s’amoncelaient dans le ciel, tandis qu’un vent balayait les rues en soulevant des tourbillons de poussière et de vieux papiers, un vent incolore et brûlant.

Ça ne voulait pas dire obligatoirement pour autant que les écluses du ciel allaient s’ouvrir : c’était le même cinéma depuis huit jours. Trois quatre gouttes larges comme des pièces de dix francs mais beaucoup plus dentelées, quelques éclairs de chaleur. Au matin, la ville replongeait dans la fournaise.

La 4L attaqua la rampe de sortie en cahotant.

À l’intérieur, penché en avant, Schneider trafiquait avec la salle de commandement.

La routine, pensa Dumont. Ils faisaient un boulot de cons, constitué de répétitions et de routines, de cafouillages et de redites, un boulot à l’image de la vie et comme tel sans cesse recommencé.

Charles Catala, qui était la hantise et la bête noire du chef de garage du Central pour la consternante régularité avec laquelle il pliait les caisses de la boîte, roulait pour une fois de façon anormalement lente.

* * *

Entre les bouteilles, derrière le comptoir, le transistor disait :

« … Rixe mortelle à Z… en début de matinée. Un jeune homme d’origine nord-africaine qui avait dérobé peu de temps auparavant le sac d’une passante a été battu à mort par trois hommes dont l’un d’eux a été interpellé peu après et est actuellement entendu dans les locaux de la Criminelle. Les deux autres agresseurs sont parvenus à prendre la fuite, mais la Police dispose de signalements précis et… »

— C’est toujours ce qu’ils disent, dans ce coup de temps-là, rigola le serveur à l’adresse de l’employé de la Régie des Transports Urbains qui buvait un demi au comptoir.

— Quoi ? fit l’homme, comme tiré brusquement d’autre chose.

— Qu’ils ont des signalements précis. En réalité, ils ont mon cul.

— Je savais pas qu’il était mort, émit l’homme d’une voix plate.

Ses doigts pétrissaient mécaniquement la casquette posée sur le zinc, à côté du demi. Ses yeux ne regardaient rien à travers l’image que lui renvoyait la glace, derrière le transistor. Ils voyaient seulement la tête du gosse, le sang rouge qui lui coulait de la bouche et du nez.

— Paul, articula-t-il d’une voix lente, horriblement morte, appelle les flics.

— Pourquoi j’appellerais les flics ?

— Appelle les flics.

Une mouche verte grésillait contre la vitre sale, elle essayait de grimper ou de se dépêtrer des rideaux de tulle jauni. L’homme contempla sa casquette, le transistor et le demi aux trois quarts vide. Il dit seulement :

— Je voulais pas le tuer.

* * *

Schneider et Charles étaient sortis de la 4L.

Ils se trouvaient derrière le campus, où ils interviewaient un type d’une vingtaine d’années. Ils lui avaient montré les clichés anthropométriques des trois lascars, que Schneider avait fait tirer d’urgence par le permanent de l’Identité Judiciaire et dont chaque équipage sur le terrain était désormais doté.

Le type ne les avait pas vus.

Bien sûr, qu’il les connaissait.

Qui ne les connaissait pas, sur la zone ?

— Ils ont bouzillé une fille et tiré sur les flics, expliquait Schneider en tirant sur sa cigarette.

— Vous avez essayé au Splendid ?

— Ils n’y sont pas, soupira Schneider.

— La salle, derrière ?

— Non. Qu’est-ce que tu vois d’autre ?

— Rien.

Dumont sortit de la 4L. Il appela :

— Schneider…

Ce dernier se retourna. Il avait le visage tiré de fatigue et de la barbe commençait à ombrer ses joues creuses. Pour bien faire, il aurait dû se raser deux fois par jour. Il s’approcha sans hâte de la voiture, de son pas élégant, ralenti et efficace, les mains dans la ceinture, derrière le dos.

— Salle de commandement, relata Dumont. Une P.S. est en intervention à la Brasserie des Halles. Un type qui déclare avoir participé à l’affaire Ben Ahmed…

Schneider saisit le combiné radio.

À l’expression de son visage, Dumont comprit que le patron de la Criminelle « B » avait décroché. Il assurait, sans plus.

Peu après, il reposa le combiné sur la fourche, appela Catala :

— Charles, on rentre…

Le jeune homme laissa filer le client, sans même lui filer son pied au cul ou la moindre baffe. Le vent balayait ses boucles brunes tandis qu’il regagnait la voiture. Schneider embrassa le campus du regard, avant de remonter dans la 4L : des cubes de béton modernes où se devinait la forme d’un amphithéâtre, parfois, des pelouses peuplées de jeunes érables et de touffes de bouleaux, le Temple du Savoir, de la Paix et de la Culture. Loué soit Dieu. Il s’y vendait plus de came qu’il y avait de bouquins dans toute la bibliothèque d’Alexandrie et les flics y étaient persona non grata.

Dans l’une des salles climatisées de l’Institut d’anglais, Cheroquee était penchée sur La Tempête et ses longues mèches balayaient la feuille de cahier d’écolier sur laquelle la jeune femme s’obstinait à prendre ses notes à l’encre violette, comme si ça pouvait conjurer quoi que ce soit.

Schneider se sentit rempli soudain d’un désir tout à la fois tendre et poignant : il allait pleuvoir et tout irait bien. On remettrait tous les compteurs à zéro…

La radio grésillait.

Schneider se laissa tomber dans le siège.

La crosse du .45 lui mordait le flanc et il l’inclina davantage.

Il regarda le ciel devenu menaçant : il était dix-sept heures cinquante cinq et il ne pleuvrait pas.

Charles lança la 4L en faisant criailler les pneus. Pour rien.

CHAPITRE X

L’homme était assis dans la pénombre. Il avait réglé le tuner sur la station de radio locale : il était question d’une expo photos, au Centre Culturel de la Z.U.P. Schubert. Une expo photos sur le thème : « La ville, l’été », ce qui n’était pas dépourvu d’ironie. Ni l’interviewé, ni l’animatrice ne semblaient aptes à saisir toute l’ironie de la situation.

Assis dans la pénombre, l’homme attendait.

Il était sûr de ne pas avoir manqué sa cible ; à l’armée, il avait été noté comme tireur d’élite aux armes d’épaule. Les flics avaient peut-être ordonné le black-out sur l’affaire, ce qui arrivait parfois quand ils avaient besoin de temps pour avancer dans l’enquête. Il était beaucoup moins bon aux armes de poing. Avancer dans l’enquête : ils n’avaient rien, l’homme n’avait commis aucune erreur, il en était certain.

Alors pourquoi ce silence ? Ça n’était pas tous les jours qu’une femme se faisait abattre au fusil à lunette, tout de même. Ou alors, ils ne l’avaient pas encore trouvée.

L’homme passa dans la cuisine, se constitua un plateau-télé avec ce qu’il trouva dans le frigidaire, ouvrit une bouteille de bordeaux et revint dans la bibliothèque. Sans éteindre le tuner, il alluma la télé, choisit une cassette qu’il mit dans le magnétoscope. La bande n’était plus très fraîche.

Il s’installa dans le fauteuil.

Il regarda les images dépourvues de son.

Si par hasard elle venait, elle ne pourrait pas entrer. Il n’avait pas ouvert les volets et le break Volvo était rangé dans le garage. Si elle parvenait à rentrer, elle trouverait seulement un homme seul devant sa télé. Si par hasard elle venait, il ne serait pas obligé de la tuer.