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Il se retourna : on dépliait un brancard. Schneider traversa la cuisine en deux enjambées, se précipita dans le couloir et se heurta à l’homme qui s’était mis à crier et le prénom de la femme s’enfonça dans sa tête, Corinne, Corinne. Schneider le ceintura en lui emprisonnant les bras. L’homme était fort, mais Schneider avait pour lui l’expérience et la détermination. Pas à pas, il le fit reculer dans le salon où une femme inconnue s’occupait du petit garçon. L’homme voulut de nouveau passer. Comme s’il se rendait seulement compte de la présence du policier, il regarda le visage maigre aux yeux gris, tout près du sien. Schneider tenait bon. Il dit, avec une surprenante douceur, qui frappa la femme :

— N’y allez pas… Pas dans l’état où elle est.

C’est à ce moment que le petit garçon se mit à pleurer. Doucement, d’abord, puis de plus en plus fort. L’homme s’ébroua, les bras collés au corps comme dans un étau. Et il se mit à pleurer aussi, mais en silence.

CHAPITRE XI

Schneider et Catala piétinaient le gravier du toit, non loin de l’endroit d’où l’homme avait tiré, en attendant que l’inspecteur de l’Identité Judiciaire ait terminé de prendre ses clichés. À l’aide de phares portables, deux gardiens éclairaient la scène et la lumière électrique se répandait sur l’immeuble en face, démesurant les silhouettes des flics. Schneider s’approcha du bord à pas lents : des badauds s’étaient amassés, on entendait des voix, des exclamations assourdies, du monde étaient apparu aux fenêtres. On s’interpellait. Schneider alluma une cigarette.

Des bouffées d’air tiède crevaient comme de grosses cloques mollassonnes, mêlées d’odeurs de goudron chaud et de gaz d’échappement, de relents de poubelles, la nuit était tombée enfin, mais pas la chaleur, qui pesait comme une chape et la ville puait. Schneider glissa les mains sous la ceinture, dans le dos. Catala s’approcha de lui et dit :

— L’enfoiré a laissé la douille percutée, bien en évidence. Yashica vous demande si vous avez besoin de quelque chose d’autre.

Schneider se retourna, comme à regret, la main en visière sur les yeux.

— Pour l’instant, non.

— À tout hasard, il va essayer un relevé d’empreintes.

— À tout hasard, souligna Schneider.

Les deux policiers savaient qu’ils ne trouveraient rien. Yashica savait comme eux que le tireur avait certainement pris la précaution d’essuyer toute empreinte avant de déposer l’étui sur son petit tas de graviers. Tous les flics savaient qu’un assassin ne procédait pas autrement, même lorsqu’il opérait avec une arme de guerre. Un assassin n’était pas fou. Du moins, pas à ce point-là. Yashica n’en avait pas moins déballé son matériel et s’affairait, accroupi dans un morceau de lumière crue.

Schneider balaya l’horizon : la ville scintillait à peine, dans son écrin de pollution atmosphérique et de chaleur. Le policier remonta les épaules. Il n’avait ni vraiment soif, ni faim, il ne se sentait ni en forme, ni complètement crevé, il ne ressentait rien. Il avait bien sûr besoin d’une bonne douche et de changer de chemise et de chaussettes, mais c’étaient des choses lointaines, sans épaisseur, issues d’un autre âge, comme la trame usée d’une très vieille histoire de laquelle il était sorti trop tôt : il était flic et il avait une sale affaire sur le dos.

Yashica s’approcha. Il avait une démarche, une stature et un comportement de myope. Il était myope. Toute la P.J. et toute la Sûreté le savaient. Yashica lisait les trois quarts du temps avec une grosse loupe ronde. C’est pourquoi, à cause de cette invraisemblable myopie, il parlait peu et s’était adjoint une forêt d’objectifs qu’il traînait partout, des appareils presque innombrables, à travers lesquels il avait vu passer toute la merde que déversait la ville. Il tenait à la main, près du visage, un petit sachet de plastique transparent contenant l’étui percuté. Il ne s’adressa à personne en particulier, mais dévisagea vaguement les deux flics tournés vers lui.

— Munition de 7,62 mm. Empreintes digitales graisseuses et visibles, mais glissées… (Son ton se raffermit.) Inexploitables. Navré, Schneider. En revanche, ça pourra servir à des comparaisons, lorsque vous aurez récupéré l’arme.

Schneider saisit le sachet.

Son visage était vide.

L’homme n’avait pas pris la peine d’essuyer l’étui. Il ne s’était pas muni de gants. Schneider tira sur sa cigarette. À supposer que la femme ait été tuée en début de matinée, l’homme s’était posté tranquillement sur le toit plat de l’immeuble, le soleil dans le dos, et avait ouvert le feu. Il avait tiré une seule balle. La femme était morte, foudroyée par une mort aussi soudaine et silencieuse qu’une rupture d’anévrisme… L’homme avait récupéré l’étui — il ne l’avait pas essuyé — et l’avait disposé de manière que les flics ne puissent pas manquer de tomber dessus.

Une espèce de signature.

Yashica remballait.

Schneider jeta sa cigarette dans l’ombre.

Subitement, il se sentait comme la ville : plat, las et écrasé de chaleur, tout aussi immémorial et puant. Les flics redescendirent l’échelle de fer, on referma le skydome et on y plaça un nouveau cadenas. Schneider fumait en face de la porte d’ascenseur, une nouvelle cigarette que Charles lui avait proposée. La vieille Porsche était rangée n’importe où, au bas de l’immeuble. Schneider tendit les clés au jeune homme.

— Vous prenez le manche.

— Oui, dit Charles. Direction ?

— Le Central. J’aimerais écouter de nouveau cette bande.

— Vous pensez qu’il va remettre ça ?

— Je n’en sais rien, reconnut Schneider.

Il se laissa tomber dans le baquet. Il y avait de la boue qui remontait. Schneider se passa la main sur la figure. L’homme avait dit : « Prévenez l’inspecteur Schneider », ce qui pouvait signifier qu’il connaissait personnellement le policier, ou qu’il le détestait, ou qu’il avait eu affaire à lui, ou pas, ou tout simplement, qu’Il avait vu la photo du flic un jour dans le journal, ou alors ça ne voulait rien dire du tout. Schneider appuya l’arrière du crâne contre l’appuie-tête.

Catala roulait rapidement, avec un certain tact et pas mal d’élégance.

Ils passèrent une heure dans le bureau poussiéreux à passer et repasser la bande. Au bout d’une heure, ils avaient fumé dix cigarettes et bu quatre whiskies tirés du bar clandestin, mais ils n’avaient pas avancé d’un millimètre. Ils avaient cependant acquis la conviction que l’homme recommencerait.

* * *

Cheroquee avait fui, elle avait roulé droit devant sur le périphérique, une cassette de Schneider enfoncée dans le lecteur, le volume presque en plein et Sam Lightning Hopkins lui avait raconté l’histoire d’Hurricane Betsy, qui s’était abattu sur la Louisiane et avait fait tant et tant de morts, avec derrière un harmonica nasillard qui ponctuait presque chacune des phrases de son amertume lancinante et dérisoire, elle avait ainsi bouclé sa boucle autour de la ville, rarement à moins de cent trente à l’heure, et fumé une dizaine de cigarettes.

Pour des raisons qui lui étaient propres, Schneider aimait le blues.

Il n’avait jamais aimé autre chose.

Cheroquee était sortie de la voiture et avait erré dans le quartier des anciens abattoirs.

Elle avait pris une brune à la pression dans un bistrot où on connaissait le policier et n’était pas parvenue à payer l’addition. Elle était partie presque tout de suite, avait repris la voiture et recommencé à rouler. Elle avait fait le plein dans une station SHELL ouverte toute la nuit. Elle était allée acheter des cigarettes à la gare et s’était réfugiée dans un cinéma où on donnait une comédie légère, mousseuse, et avait passé son temps à déchiqueter entre les ongles un ticket de parking.