La guitare l’obsédait, lente et retenue, puissante comme un ressac tiède.
Schneider passait pour être le meilleur flic de l’endroit. Il était mince et fort, dur et rassurant, il promenait sur les choses et les êtres son étrange regard sans vie et il paraissait exclu qu’il pût croire en quoi que ce soit, ou s’attacher à qui que ce soit.
Au moins, la salle de cinéma était climatisée.
Cheroquee était partie lorsqu’au détour d’une image sur l’écran, une femme enlaçait un homme, on voyait une rue le matin, la souffrance était revenue, brusque et avide. Elle avait bousculé des genoux sans y prendre garde, on l’avait insultée, elle s’était réfugiée dans l’habitacle, dans son cocon empreint de l’odeur de plastique tiède et neuf et de celle du tabac blond qu’ils fumaient. Il y avait un paquet de Pall Mall froissé dans le vide-poches. Elle avait remis la cassette à zéro, l’avait écoutée, rangée sur le parking du lac, non loin de l’endroit où l’on tirait les dériveurs légers au sec.
Un soir qu’elle ne s’y attendait pas le moins du monde, Schneider l’avait emmenée au même endroit. Ils sortaient d’une soirée merdique. Elle lui avait pris la main et le policier avait étouffé un bref ricanement : il avait quarante-trois ans — et pas d’avenir. Il avait un passé, qu’il traînait avec lui comme un fardeau étouffant, mais pas d’avenir. Il était très fatigué.
Ce soir-là, Schneider lui avait raconté son passé — tout son passé.
Après le lac, ils étaient rentrés chez elle et avaient fait l’amour pour la première fois.
De l’étendue sombre et plate montaient des émanations froides et gluantes d’eaux mortes. Elle écrasa sa cigarette et n’éprouva pas le besoin de sortir de la voiture, ni de bouger. Elle apercevait les lumières de la Z.U.P., derrière la barre sombre des peupliers. Elle éteignit le lecteur de cassettes. Elle était habitée par l’homme aux yeux gris et au sourire bref. Elle avait besoin de sa chaleur.
Il était minuit vingt-cinq à la montre de bord.
Schneider se pencha sur le siège du passager et dit au jeune homme :
— Pas de conneries, Charles… Je passe vous prendre demain matin à la première heure et on se met sur les types.
Charles Catala tenait la portière, debout sur le bord du trottoir. Il avait retiré son blouson, jeté sur l’épaule. Il y avait quelque chose d’incertain dans son attitude. Il hocha la tête.
— Okay, dit-il doucement.
— Dormez un peu.
— Tout à l’heure…
— Comment ?
— Tout à l’heure, dit Charles. Nous sommes demain matin.
Il tenait toujours la portière et murmura :
— Responsable… Est-ce que vous êtes responsable d’elle ?
— Non, dit Schneider sans voir.
Il relança le moteur.
— Vous en êtes sûr ?
— Non, répéta Schneider.
Le jeune homme referma la portière, se pencha. Schneider était retranché derrière le volant. Il braqua son regard sur la face de Charles et dans la pénombre, ses yeux luisaient de ce que le jeune homme avait envie d’appeler une espèce de désespoir, à condition que ce fût possible de la part du policier ou une immense, une incommensurable sagacité.
Ils avaient eu une dure journée.
Il faisait encore trop tiède, il ferait plus frais un peu plus tard, vers les trois heures. Catala secoua la tête et se redressa. Il portait un calibre .357, une plaque et une carte de police dans son étui de cuir noir. Il était flic.
Pour le moment, tout cela ne lui était d’aucun secours.
Il regarda la vieille Porsche s’éloigner en glissant, attendit qu’elle ait disparu au coin du bloc. Ce qu’il avait à faire n’avait rien à voir avec son métier de flic. Il monta dans son deux-pièces étouffant, s’empara d’une plaquette de médicaments, d’un bon morceau de shit et de son casque intégral ainsi que des clés de contact de sa moto.
Cheroquee rentra : la Porsche était dans le garage. Schneider était de retour. Il avait laissé la porte d’entrée ouverte. Elle le trouva dans la pénombre du living, étendu les chevilles croisées sur le divan, vêtu du vieux pantalon de treillis qu’il portait pour bricoler ou tondre la pelouse. Il fumait encore. La jeune femme s’approcha de l’homme immobile, posa le bout des doigts sur son épaule, comme pour s’assurer de sa présence.
— Bonjour, Claude, murmura-t-elle.
Il tordit le cou et lui répondit.
Elle s’accroupit sur les talons, et Schneider lui enlaça les épaules.
D’une voix très lasse et bien qu’il ne lui parlât presque jamais du boulot il lui raconta la journée, le jeune homme tué à coups de poing, Soledad et la femme abattue d’une seule balle de carabine à lunette tirée depuis le toit plat d’un immeuble voisin. Il lui rapporta la merde de la grande ville, le gosse qui avait passé toute la journée à attendre… Elle lui mit la main sur la bouche et dit :
— Ça te fait trop mal, Claude. Tu ne veux pas venir te coucher ?
— Je ne sais pas.
— Tu préfères me parler ?
— Je ne sais pas.
Elle se dévêtit rapidement et s’étendit contre son flanc. Elle proféra, d’une voix très sourde, venue du plus profond et du plus douloureux d’elle-même très vite :
— Je t’aime trop. C’est certainement ridicule, tout ce que tu voudras. Quand tu n’es pas là, que tu tardes, quand je ne sais pas comment tu vas rentrer ni dans quel état, c’est horrible… (Elle eut un rire amer, qui lui secoua les épaules et ressembla à un sanglot sec.) I need you, Claude.
Schneider la serra, comme lui seul savait le faire.
Le policier ne savait pas réellement parler, mais lorsque ses mains la caressaient avec une déchirante, une insoutenable tendresse, lorsqu’il lui frôlait les paupières et les joues, elle était remplie d’une joie ample et profonde comme un blues. L’inspecteur principal Claude Schneider lui avait appris la plénitude et le respect.
Elle se pelotonna contre lui, en attendant le jour.
Lorsqu’elle se fut endormie. Schneider la recouvrit d’un morceau de couverture, presque sans bouger. Il s’abstint de fumer et veilla sur son sommeil immobile, un jour gris pénétra peu à peu dans la pièce, il veilla en regardant son beau visage mat et paisible, son épaule polie comme un galet rejeté par la mer. Lorsque Cheroquee serait partie, tout serait fini.
Et le policier savait qu’elle partirait.
Elle y mettrait six mois ou deux ans, mais elle partirait.
Parce qu’il le savait.
CHAPITRE XII
Tapi dans une encoignure, Charles Catala attendait. Il avait du sang séché sur la figure et les jointures des poings à vif, comme s’il avait martelé du béton rugueux, il ne se rappelait pas son périple, il ne voulait pas se le rappeler, les portes ouvertes à coups de pied, en dépit des heures légales, le canon du .357 dans la bouche d’un type collé au mur, tout cela ressortissait du rêve, des cris de femme, y avait-il eu des cris de femme ?
Le jeune homme grelottait de froid et d’insomnie.
Il avait terminé son voyage : Diego Luis Ramirez, né le 12 décembre 1959 à Paris (XVe) de Luis et de Duvoy Chantal, mécanicien diéséliste présentement demandeur d’emploi, de nationalité française et sans domicile connu, Diego Luis Ramirez dit « Dago » et faisant l’objet d’une fiche recherche à la suite d’une affaire de menaces de mort sous conditions se trouvait en face, au deuxième étage d’un immeuble dont on avait muré les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée, mais dans lequel on pouvait pénétrer par une brèche dans les parpaings que le policier couvait des yeux depuis pas loin de deux heures.