Il s’était fait un café au mini-percolateur et l’avait bu en regardant la nuit, le parking désert, dehors.
Il était allé pisser un coup en laissant la porte de communication ouverte.
Silence radio.
C’était à croire que la ville dormait et qu’elle n’allait jamais se réveiller. Il avait de la limaille de fer sous les paupières et froid dans les coudes. Il avait fait une trentaine de pompes sur le lino gris, s’était épousseté les mains. Il avait ressorti le Playboy du tiroir, l’avait feuilleté et haussé les épaules et remis à sa place, entre une boîte de trombones, des étuis de .38 percutés et une liasse de fiches signalétiques qui remontaient à la bande à Baader. Il avait refermé le tiroir.
Il allait attaquer les mots croisés de VSD.
Il était six heures onze à la pendule murale.
Le téléphone sonna.
Le gardien Sivieri saisit un bloc entamé et son stylo à bille.
Il décrocha.
L’homme avait une voix bizarre, déformée et lointaine.
Car c’était un homme.
Immédiatement, le gardien Sivieri enfonça la touche enregistrement du magnéto-cassette branché sur la ligne téléphonique.
L’homme avait adopté un ton étrangement monocorde et pénible. Il dit :
— Prévenez l’inspecteur Schneider. Je vais tuer une femme. Une femme pour commencer… J’en tuerai d’autres, certainement. N’importe quelle femme. Je vais utiliser pour cela une carabine automatique de type US M1 en calibre 30 x 30. Je vais la tuer maintenant, dans dix minutes… Je vais la tuer. Prévenez-le, voulez-vous ?
La tonalité. L’homme avait raccroché. Sivieri fit de même.
Il était six heures douze.
Et il allait faire chaud, trop chaud.
Quelque part dans sa tête, une guitare électrique voilée, qui égrenait comme à regret des notes à la fois retenues et désenchantées, une aile avant de Continental sans âge, une station-service sur l’autoroute du Sud, la lumière pâle, légèrement surexposée du petit matin, la tenture champagne de la chambre ondoyait à peine au souffle vague et encore frais d’un beau matin d’été, encore passablement incolore : ils avaient laissé la porte-fenêtre entrouverte sur la pelouse, la veille au soir, probablement en quête d’un peu de fraîcheur.
Schneider se leva sans bruit.
Debout près du lit, il alluma sa première cigarette.
Cheroquee disait qu’il fumait trop. Il reposa le briquet de la jeune femme sur le chevet, presque sans bouger. Le radio-réveil marquait six heures quinze. Des moineaux s’égosillaient sous les bardeaux de l’avant-toit, et rien d’autre, pas le moindre bruit, le plus petit accord diminué. Schneider bougea un peu la tête. Cheroquee dormait en chien de fusil, enroulée dans le drap mauve froissé, et sa lourde chevelure emmêlée faisait une épaisse flaque sombre sur l’oreiller.
Schneider la contempla un instant, le visage crispé.
Puis il alla brancher la cafetière dans la cuisine.
Le carrelage était frais sous ses pieds nus, l’air frais contre sa peau, et il s’étira, la cigarette à la bouche, en contemplant le ciel incolore par-dessus la cime des peupliers immobiles.
L’eau gargouillait dans la cafetière. Une portière de voiture claqua quelque part, un moteur ronfla. Dans le living sombre, Schneider récupéra son .45 automatique dans l’étui de tir rapide. Il éjecta le chargeur, actionna deux fois la culasse en orientant l’arme vers un angle de plafond. Sur le formica de la table de cuisine, il étendit un torchon propre, démonta rapidement le Colt dont il déposa chaque pièce en bon ordre, nettoya chacune d’elles et passa l’écouvillon dans le canon.
Il lui revint quelques mesures de Saint James Infirmary, des bribes de paroles, where ever she may be, she can search this all wide world over, she’ll never find another sweet man like me, il avait de nouveau le .45 dans le poing droit sans que l’arme fût braquée sur quoi que ce soit de précis. Il le déposa sur le torchon, ramassa rapidement le nécessaire d’entretien qu’il remit dans sa trousse.
À la pendule du four électrique, il était six heures vingt-trois.
La pièce embaumait le café.
Schneider contempla le .45 dont l’acier bleuté tranchait sur la blancheur du torchon. Alger — 1962. Le type avait tiré en même temps que Schneider, dans le couloir à peine éclairé par une ampoule de quarante watts au bout d’un bouchon voleur. Ils étaient allés tous les deux au tapis, mais le type ne s’était pas relevé, la moitié gauche du crâne arrachée par la lourde balle de 11,43. C’était un jeune Arabe de seize ans, et ils avaient trouvé des photos d’Elvis Presley dans son porte-cartes en matière plastique de Monoprix. Un gosse paumé en quête d’un coup facile.
Schneider pianota sur le bord de la table.
Il allait faire chaud.
La ville allait devenir un inextricable labyrinthe torride, avec ses falaises de pierre abruptes et grises, ses placettes silencieuses et ses squares poussiéreux. Incolore. Il se passa la main sur la figure. Ses doigts sentaient l’huile et le métal. La Criminelle « B » n’avait pas grand-chose en instance. En juillet, les truands et les camés, les putes pas trop décaties, celles qui pouvaient encore supporter la lumière du jour, les zonards, tout ce joli petit monde descendait sur la Côte, en quête de soleil et de monnaie vite fait, ou peut-être de rêve, comme tout le monde après tout. Heureusement, il restait les casseurs. Les casseurs cassaient chez ceux qui s’étaient tirés en vacances.
Vache mais régulier.
Depuis la mi-juin, les flics de la Criminelle glandaient à rien foutre, à part les constatations de cambriolage et les coups et blessures volontaires, les différents familiaux. Ils s’occupaient à expédier les pièces les plus en retard avant que Jack l’Éventreur revienne des Açores. Le reste du temps, ils allaient se griller à tour de rôle à la plage du lac, en attendant les vacances.
En d’autres termes : ils s’emmerdaient.
Schneider écrasa sa cigarette, ramassa le pistolet qu’il alla remettre dans l’étui, sur les étagères. Le living était sombre et frais. Schneider s’étendit sur le divan, les bras derrière la nuque. Il ne l’entendit pas pénétrer dans la pièce. Elle était grande et incroyablement belle, avec des seins lourds et fermes aux larges aréoles très brunes, les hanches certainement un peu trop larges en regard des standards communs et de longues jambes fines et déliées aux chevilles graciles.
Elle se tenait immobile à côté du divan, les bras ballants, et dit :
— Je peux ?
Schneider lui fit de la place.
Elle se lova contre lui, soupira.
— Tu ne dors jamais ?
— Pas souvent.
— À quoi tu penses ?
Il regarda ses yeux ardoise dans la pénombre. Ils étaient sombres et durs, comme lorsqu’elle était en colère ou qu’elle avait très envie de faire l’amour. Il lui caressa doucement les lèvres du bout des doigts.
— À toi, dit le policier. À tes vingt-six ans et au jour où tu te casseras parce que tu en auras trop marre de vivre avec un flic usagé.
Elle lui mordit les doigts, puis l’épaule, l’enlaça de ses jambes.
— Prends-moi, Claude, gémit-elle. Prends-moi tout de suite. Je t’en prie.
L’inspecteur Charles Catala dormait. Il était jeune, grand et bien bâti, avec des boucles brunes et un visage mat à la bouche large et expressive, un beau physique à la Julien Clerc. Ses fringues étaient dispersées aux quatre coins de la chambre, et le holster contenant son .337 Police Python suspendu à un angle du radiateur de chauffage central. Il n’y avait presque rien dans la pièce, le lit bas, une chaîne stéréo compacte et deux enceintes, une télé couleur sur un pied corolle en plastique blanc et le téléphone à la tête du lit.