— Qui c’est qui est sur l’affaire ? s’enquit Marchand.
— Schneider, fit Vaillant.
— Ils vont pas être déçus du voyage, marmonna François en démarrant.
— Et comment ! grogna Vaillant.
Il saisit le combiné radio, tout en s’essuyant le front avec l’avant-bras.
— Ils ont coxé les deux connards, annonça Catala.
Yashica photographiait l’emplacement de tir avec son habituelle minutie.
Schneider le regardait faire, les mains dans la ceinture.
Ni l’un ni l’autre ne répondit.
Là où la jeune femme avait été abattue, il ne restait qu’un fourgon et une voiture dépanneuse dont le conducteur avait commencé à prendre l’Austin en remorque. Les gardiens ramassaient les panneaux et les enfournaient par les portières arrière béantes du Peugeot.
Il était midi quarante et pas un souffle de vent, pas le moindre mouvement d’air, n’agitait la cime des herbes où des grillons grésillaient en cadence.
CHAPITRE XV
Hollywood Chewing-gum abattait longueur sur longueur, d’un crawl souple, délié et puissant, et paraissait glisser sans effort dans l’eau couleur de jade. Les gosses jouaient derrière la pataugeoire, dans l’herbe, avec de gros ballons dont l’enveloppe miroitait comme de l’aluminium. Des haut-parleurs dissimulés dans les arbres distillaient un swing antédiluvien. Les deux femmes observaient le nageur.
La femme du Trafic remarqua :
— Vous ne parlez décidément pas beaucoup, Sylvie.
— Pourquoi voudriez-vous ? Il fait chaud et ça me rend végétative.
— Et quand il fait froid ?
— Léthargique.
— Et lui ?
La jeune femme secoua les épaules. Elle eut un rire léger, insipide comme du champagne éventé :
— Lui ? Il nage…
— Il nage bien.
Il y eut le même rire, presque pénible. La jeune femme croisa les mains derrière la tête et cambra les reins. La chemise de batik s’entrouvrit à peine sur une maigre poitrine d’adolescente. Elle soupira en dodelinant de la tête, les paupières serrées.
— Il nage bien, il danse bien. Il fait bien l’amour. Tout ce qu’il décide de faire, il le fait bien. Mention bien partout…
— Pourquoi l’appelez-vous Hollywood, tous ?
— À cause de la publicité. Il ressemble à un type qui fait ces publicités assommantes, à la télévision. Je suppose qu’il représente une espèce de perfection, à ses propres yeux. Je suppose… (Elle eut un rire franchement amer.) Je suppose que c’est comme ça, parce que je n’en sais rien. Jacques est un homme parfait, physiquement et moralement. Parfait à ses yeux, je pense.
La femme du Trafic se pencha un peu, aperçut du mauve dur entre les paupières, quelque chose de froid et de vigilant, ou de vulnérable.
— Est-ce que vous l’aimez ?
— Je n’en sais rien, confessa la jeune femme. J’en profite, c’est déjà ça, non ?
— Je vois, fit la femme.
Ce qui signifiait qu’elle ne voyait rien du tout. Sylvie décroisa les mains et les chevilles et se leva du transat, enfila ses mules à talons et dit seulement :
— Tu viens ?
Et la femme vint.
Le bureau du procureur Rambert n’avait rien de luxueux, ni de particulièrement solennel : il était niché sous les combles du Palais de Justice et tapissé de dossiers jusqu’au plafond. Rambert était assis derrière son bureau, en manches de chemise ouverte sur son torse volumineux. Rambert ressemblait à Popeck, et il poussait le vice jusqu’à arborer des nœuds papillons à pois, assez semblables à ceux du comédien. Il pratiquait volontiers un humour yiddish, très proche du non-sens new-yorkais, et partageait avec Schneider une profonde affection pour Saül Bellow et Isaac B. Singer.
Pour toutes ces raisons — plus quelques autres qui tenaient de la conscience de caste — le commissaire Vannier ne pouvait pas souffrir Popeck. C’étaient des êtres comme Popeck qui vérolaient l’édifice du pays et sapaient ses fondements les plus sacrés. Assis dans l’un des deux fauteuils en face du magistrat, Vannier ne dissimulait pas son irritation et sa bouche indiquait de manière manifeste que tout ce qu’il avait vu depuis son apparition sur terre n’avait provoqué en lui que dérision et dégoût.
Schneider était assis dans l’autre fauteuil, les chevilles croisées.
Il n’avait pas jugé bon de se nouer une cravate autour du cou, son complet n’était plus très frais et il ne s’était toujours pas rasé. Il était occupé à se masser les globes oculaires avec les doigts et ne tarderait pas à allumer une cigarette.
Guiraud arborait une courte barbe soignée et des petites lunettes rondes. Il avait l’air d’un rangé des manifs. Il était assis sur une chaise, non loin de Schneider.
Il ne devait pas faire moins de quarante dans la pièce et les rideaux ne filtraient que très médiocrement le bruit du trafic, dans la rue.
— Alors, résuma Rambert, que faisons-nous ? Ces cassettes…
— Ces cassettes, si vous les diffusez, ça va être le bordel, intervint Schneider, sans cesser de se tripoter les yeux. Tout ce que la ville compte de mythomanes et de tarés va se précipiter sur le téléphone. La voix n’a rien de vraiment particulier, aucun des enregistrements n’est fameux… (Il baissa les mains, se les posa sur les cuisses, bien à plat.) On va être emmerdés jusqu’à la garde.
— Mais il va recommencer, coupa Rambert.
— Oui, fit Schneider. Sauf si on l’arrête avant, il va recommencer.
— Et vous n’avez rien pour l’identifier.
— Rien, admit Schneider. Il s’agit d’un individu du sexe mâle, il se sert à l’en croire d’une US M1 comme il en traîne un certain nombre en ville, et peut passer pour un bon tireur, ou pour un type chanceux.
— Et organisé, fit Guiraud. (Rambert observa le jeune homme qui poursuivit :) Organisé, parce qu’il ne parle pas dans le téléphone. Il se sert du téléphone pour envoyer un message, ce qui est différent. Vous avez entendu ce qu’il dit : il ne dialogue pas avec un interlocuteur, il n’y a pas la moindre inflexion dans sa voix lorsque son correspondant tente de l’interrompre. Pas le moindre temps d’arrêt…
— Ce qui signifie ? demanda Rambert.
— Je n’en sais rien, reconnut Guiraud.
Rambert reporta les yeux sur Schneider :
— Parmi vos anciens clients ?
— Pourquoi pas… (Le policier avait dû interpeller un bon demi-millier de personnes depuis qu’il avait pris ses fonctions en ville, à la fin 1963.) Une vengeance ? Pourquoi pas ? Une équipe épluche le registre de détention d’armes, encore qu’un lascar qui pratique le tir au posé ne le fait sûrement pas avec une arme déclarée à la préfecture, mais il peut posséder une arme du même type — officiellement. Une autre s’occupe des associations d’anciens combattants…
— Lorsque vous étiez en Algérie, demanda Rambert, est-ce que vous aviez une de ces carabines ?
— Non, se rappela Schneider. Un pistolet automatique ou un pistolet mitrailleur, suivant le cas.
— Quel genre de soldats en étaient équipés ?
— Pas mal d’unités. Les paras…
— Est-ce une bonne arme ?
— Pour l’usage que le type en fait, oui.
— Qu’auriez-vous choisi à sa place, Schneider ?
— Une Mannlicher-Carcano.
— Pas une US M1 ?
— Non.
— Pourquoi non ?
Schneider remua vaguement dans le fauteuil. Il ne savait pas : trop légère peut-être, pas assez de stop-power, il ne savait pas. L’US M1 était devenue une arme de collectionneur. Certaines se négociaient très cher. Ils avaient pensé aux collectionneurs. Ils avaient pensé à tout, y compris les magasins de vente par correspondance et téléphoné.