— Tu es dans la merde, mec. Alors, n’essaie pas de me bordurer.
Santi se repassa la langue sur les lèvres.
— J’essaie pas, inspecteur.
— C’est à cause de quoi ?
— Si je vous le dis, vous le marquez ?
— Pas forcément.
— Vous me passez une cigarette ?
— Tout à l’heure… Alors ?
— Soledad est macquée sur un coup, inspecteur.
— Quel genre de coup ?
— Un gros.
— Quel genre de gros coup ?
— De la dope, avoua Santi. Du marocain extra…
Charles Catala s’installa, les coudes de part et d’autre de la machine. La came ne concernait pas la Criminelle, du moins pas directement. Elle était du ressort de la brigade mineurs-stupéfiants. Santi remua vaguement sur la chaise. Pour ce qui intéressait le policier, l’affaire était bouclée, on allait confronter les trois coauteurs et Skinny et tout balancer au parquet. Il était dix-huit heures, il faisait toujours aussi étouffant et il n’avait rien à foutre des confidences d’un tordu qui allait prendre dix pains, dans le meilleur des cas. Il n’en tourna pas moins la tête vers Santi et lui ordonna, sèchement :
— Raconte.
Pour essayer de se sortir du tapin, ou seulement peut-être pour avoir une cigarette, Santi raconta. Lorsqu’il eut terminé, Charles décrocha le téléphone et appela Schneider à l’Identité Judiciaire.
Santi fumait la Gitane, aussi délicatement que s’il se fût agi d’un havane.
CHAPITRE XVII
Schneider fumait, les doigts dans la ceinture. Il avait retiré sa veste et ouvert la chemise. Catala était piqué sur le rebord de fenêtre. Dumont ne dissimulait pas son scepticisme. Santi avait réussi à taper une Pall Mall à Schneider.
— Il fait au moins cinquante, constata Charles.
Le cuir de son holster était trempé.
Schneider observait Santi. Son regard gris était exempt de toute bienveillance. Debout en face du voyou, il avait le visage un peu penché. Il dit :
— Il y en aurait combien ?
— Dans les cinquante kilos.
— Cinquante kilos de résine ?
— C’est des galettes d’un kilo. Y a la place pour cinquante…
— Comment tu le sais ?
Santi secoua la tête.
— C’est moi qui ai fait les soudures, chez Bubu…
— Pourquoi chez Bubu ?
— Parce que c’est Bubu qui a fait l’aménagement.
— Comment ça se présente ? demanda Schneider.
Santi mima un plancher, autant que le lui permettaient les menottes autour de ses poignets.
— Y a de la moquette, d’abord. En dessous, une feuille de contre-plaqué marine… Vous voyez ? Les caissons, comme ça, c’est pour mettre la laine de verre, pour l’isolation.
— Combien de centimètres ?
— Quatre cinq.
— Et il n’y a pas d’isolation…
— Les parois, il y en a. Pas sous le plancher.
— Bubu était au courant ?
— Au courant ?
— Question came, intervint Charles Catala.
— Je crois pas.
— Pourquoi tu bossais chez lui ?
— J’ai un C.A.P. de soudeur. Des fois, je le dépanne. Au noir, si vous voulez. Le client demande des trucs, vous lui faites, des fois il vous demande des trucs nazes, mais c’est lui qui paye, pas vrai ?
Schneider releva la tête, consulta ses collègues du regard. Santi était dans la merde jusqu’au cou. Les policiers lui avaient joué un vieux coup de flûte, et ce qu’il était en train de leur déballer correspondait aux premières déclarations de Skinny Jim : il se préparait un plan au point de vue dope, sur la ville.
Depuis deux ans, la drogue était devenue un fléau et quand les accros ne trouvaient pas de quoi s’envoyer en l’air avec du bon, ils avaient recours au trichloréthylène qu’ils sniffaient dans des bouteilles, lorsqu’ils ne se rabattaient pas sur la colle à rustines ou ne faisaient pas bouillir des litres et des litres de sirop pour la toux avant de s’en injecter l’écume en intraveineuse à cause de la codéine qu’ils étaient censés recueillir. Les stups avaient mis fin à un fructueux négoce de graines de laitue concassées, mélangées à du patchouli. Il n’y avait pas eu que les graines de laitue de concassées, il y avait eu aussi la gueule de deux pseudo-dealers lorsque le juge pour enfants les avait refoutus dehors.
On avait vu des dingues se shooter au gros rouge.
D’autres à l’eau de Javel.
Schneider se massa les tempes.
Cinquante kilos de résine…
— Où il bosse, le mec ? demanda-t-il.
— À la piscine du Parc des Loisirs, déclara Santi.
— Charles, refoutez-moi ça au trou, commanda le policier.
Santi se leva et dit, d’une voix hésitante :
— Vous allez parler au juge, pour moi ?
Schneider ricana, très distinctement, sur un tempo de blues.
Catala tira sur la chaîne des menottes.
— Salauds, cria Santi.
Schneider ne parut pas bouger beaucoup. Santi n’eut ni le temps ni le moyen d’esquiver. La main droite du policier rependait au bout de son bras droit le long du corps, comme un gant oublié. Il dit, d’un ton grinçant :
— Pour Soledad, ordure.
Il agita les doigts, très doucement.
Son visage était gris et ses yeux vitreux. Dumont bougea près de lui. Il connaissait l’expression des traits maigres du policier. Schneider avait eu une dure semaine. Il était à cran. La chaleur avait pour effet d’exaspérer les tensions. Santi saignait de la bouche.
Charles l’emmena.
Schneider se laissa tomber dans son fauteuil. Il regarda Dumont et lui confia, sans le quitter des yeux :
— Berthier a appelé. La gosse est en train de s’enfoncer.
— Charles est au courant ?
Schneider secoua négativement la tête, écrasa sa cigarette.
Il appela le procureur Rambert, lui rendit compte. Puis il raccrocha et saisit sa veste. Le ventilateur à pile fixé par une pince au bord du bureau brassait une substance fort comparable à du bouillon de veau tiède.
Bubu se trouvait penché sur un moteur d’Oldsmobile, aussi ne vit-il pas les trois policiers arriver, mais il les entendit. Il avait une lourde clé anglaise dans la main gauche. Le fond du garage était un four métallique surchauffé, éclairé par une baladeuse. Bubu releva son torse énorme recouvert par le haut de la cotte. Ses petits yeux très clairs enfoncés dans sa face couleur acajou rencontrèrent l’orifice du .357 Smith & Wesson quatre pouces que Catala lui braquait sur le front à deux mains, de l’autre côté des viscères bruns de la voiture.
— Laisse la clé, Bubu, demanda le jeune policier d’une voix morne et creuse.
L’homme esquissa un sourire.
— Et si je te la mettais à travers la gueule, tu crois que tu aurais le temps ?
Charles releva le chien du revolver, donna un coup de menton. Bubu pivota à peine le cou : Dumont se trouvait à sa gauche, un 7,65 braqué. À droite, il y avait le troisième poulet, un jeune type massif en chemise Lacoste et jean crème, chaussé d’Adidas. Dans ce putain de système de merde, les flics avaient de moins en moins l’air de lardus.
Bubu reposa la clé anglaise sur l’aile de la voiture. Le sourire n’avait pas déserté son visage. Charles dit, en agitant à peine le canon du revolver :
— Lève les bras, Bubu. Recule et lève les bras.
— J’ suis couvert, fit Bubu. Vous pouvez téléphoner à Vital, à la P.J.
— Recule…
Bubu recula. Le sourire avait l’air d’un mouchoir mouillé, plaqué sur le bas du visage. Il leva ses énormes poings et les tint à la hauteur des épaules, pendant que le jeune flic le palpait. Dans la poche de poitrine de la cotte, se trouvait un Beretta mangetout, dont Bubu fut immédiatement soulagé. L’arme était pleine, avec une cartouche dans la chambre.