Il n’y avait plus d’hommes.
Seulement des ombres.
Tout cela n’avait plus grand sens.
L’homme se leva, alluma le tuner et l’ampli.
Désœuvré, il tripota pensivement son GP .35 et finit par le glisser dans la ceinture, derrière.
Des ombres dans la nuit. Il restait quatre minutes avant le bulletin d’informations locales.
Trois minutes.
CHAPITRE XVIII
Cheroquee portait une robe d’hôtesse en soie noire dont le décolleté mettait en valeur sa merveilleuse poitrine brune et ferme, et des mules à talons effilés. Le visage et les épaules de la jeune femme étaient très bronzés et ses yeux ainsi que ses pommettes souriaient. Elle se sentait très tentante. Schneider était rentré à huit heures dix avec Charles sur les talons, les deux policiers s’étaient occupés sur la terrasse à allumer le barbecue, Schneider avait fait griller des côtes d’agneau, seulement vêtu d’un pantalon de treillis délavé.
Cheroquee avait fait des croquettes de pommes de terre, de la salade de fruits et mis la table. Charles fumait, les pieds sur une chaise de jardin. Schneider avait branché le jet rotatif au milieu de la pelouse. Ils avaient mangé dehors, puis Charles avait pris congé.
Il faisait nuit, une nuit un tout petit peu moins accablante que les précédentes. Schneider était étendu sur un transat et fumait une Pall Mail. Il sentit la jeune femme s’accroupir à son côté. Elle avait la peau brûlante.
— À quoi penses-tu, Claude ?
— Au type. (Il tourna la tête vers son visage, délicatement modelé par la lumière issue de la baie du living, tamisée par les voilages. Cheroquee avait un beau visage mat et plein d’Indienne, elle aurait pu dire la bonne aventure sans que personne s’en étonnât. Schneider se sentit le cœur entre les dents.) Tu as écouté la radio ?
— Oui, fit la jeune femme en bougeant un peu sur les talons.
— Qu’est-ce que tu en dis ?
— Je ne sais pas. Il a vraiment fait ce qu’il a dit ?
— Oui, murmura Schneider.
— Il a dit : « Prévenez l’inspecteur Schneider… » ?
— Oui.
— La voix ne te dit rien ?
— Rien du tout…
Le poste portable grésillait dans la pénombre, quelque part derrière eux. Cheroquee enlaça les épaules du policier. Ils écoutèrent la nuit un bon moment, persuadés qu’ils entendaient la même chose, un peu de vent se leva et fit remuer le feuillage des érables, il y eut quelques bouffées miellées de tilleul. La jeune femme posa son visage contre le torse de Schneider. Elle dit :
— J’ai besoin de toi, Claude. (Plus douloureusement, elle ajouta :) Tellement besoin… Je ne te demande pas de m’aimer. Je te demande de rester. Seulement rester… Ne t’en va pas, Claude. Jamais…
Le policier écrasa sa cigarette à tâtons.
— Tu ne parles pas beaucoup, murmura la jeune femme. Tu ne veux pas me parler ?
Schneider l’écarta avec une surprenante douceur. Il était un homme en creux aussi fugitif et silencieux qu’un rêve passant — et pour certains un mauvais cauchemar. Il ne savait pas parler. Il se leva du transat, s’assit par terre à côté de la jeune femme, dont la poitrine se soulevait et s’abaissait précipitamment.
— Difficile, murmura Schneider.
Elle avait les doigts très frais et caressa les cicatrices sur le torse mince, brun et musclé. Schneider portait sur lui la trace de ses démons. Il avait un rictus amer plaqué aux lèvres, comme si le contact tendre et minéral des doigts provoquait en lui une espèce de souffrance. Il secoua la tête et répéta :
— Difficile, Honey… Très difficile.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Je t'aime, Claude. Je n’ai jamais aimé personne comme je t’aime. (Elle étouffa un rire embarrassé.) Tu me trouves idiote ?
— Non, Honey… Pas idiote. Imprudente.
Elle rit et l’attira contre elle, l’enlaça de ses jambes.
— Tu n’es jamais imprudent, toi, lieutenant…
Il enfouit la tête entre ses seins. Lieutenant… Prévenez l’inspecteur Schneider. Il n’était plus lieutenant, mais commandant de réserve, il n’était plus inspecteur, mais principal cinquième échelon et dirigeait la Criminelle « B ».
Schneider releva la tête. Il ne voyait plus le visage renversé de Cheroquee, seulement la courbe de son cou, l’angle de sa mâchoire. Elle était accoudée en arrière et gémissait doucement. Schneider se coula contre elle, lui enlaça les hanches. Sous la soie mince, son bas-ventre était comme une carène de bateau. Ce n’était pas lui qui avait trouvé, mais elle. Il posa la bouche dans le creux, en haut de ses cuisses.
Ce qu’elle avait peut-être trouvé sans le savoir remplissait le policier de lassitude et d’amertume. L’homme s’adressait à un autre homme, un homme qui n’existait plus et auquel il avait une raison de vouer une haine tenace. Comme Cheroquee ne pouvait pas voir son visage, Schneider se mit à parler et sa voix assourdie et lente ressembla au sang qui sourd d’une blessure, un sang noir et intermittent qui s’étale en nappe et poisse immédiatement, le sang de la ville.
Bouleversée, Cheroquee écouta. Elle dit enfin :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— L’arrêter, dit Schneider.
Il se releva lentement, saisit la jeune femme aux épaules et suggéra :
— Rentrons, veux-tu ?
Ils rentrèrent et Cheroquee le conduisit par la main. Sur le seuil, Schneider ressortit récupérer le portable qu’il éteignit et laissa sur le divan du living, puis il prit une douche et s’essuya rapidement.
Lorsqu’il revint dans la chambre, la jeune femme avait allumé un spot dans un coin de la pièce et retiré sa robe. Étendue sur le lit, elle ne portait plus qu’un petit slip noir mousseux et ses mules. Elle lui tendit les mains :
— Viens, Claude, supplia-t-elle.
Il vint, mit un genou en terre à côté du lit et la regarda.
Son visage maigre était étrangement crispé.
Lieutenant…
Elle se cambra, fit glisser le slip le long de ses cuisses fuselées.
Schneider ricana : qui avait écrit « Le sexe d’une femme très belle est un défi, non une défense » ? Il se releva et il sembla à la jeune femme que ses bras étirés touchaient au plafond, il lui parut immense et fort comme la nuit, vaste et d’une intensité telle qu’au bout d’un moment, elle se mit à pleurer et à le mordre aux épaules et à la bouche et à crier, à cause de la houle de son ventre qu’il labourait sans ménagement.
L’inspecteur Schneider…
À la tête du lit, le radio-réveil marquait une heure dix.
Deux inspecteurs planquaient chez Bubu. Ils avaient tombé la veste et menotté le colosse d’un bras à un étau de l’établi, en lui laissant juste assez de mou pour qu’il puisse examiner à l’aise les cartes qu’il avait en main. Une baladeuse accrochée à un clou dispensait une lumière sans doute trop blanche, mais c’était mieux que rien.
Sur le plateau de la table de camping, entre les trois hommes, il y avait un pack de bière et des canettes entamées, une assiette avec des sandwiches au pâté et au fromage ainsi que deux thermos de café brûlant.