— Il est passé deux trois fois devant. J’ai pas bougé…
Schneider embrassa l’horizon tremblotant. Il sortit une photo d’identité de sa poche de poitrine, la tendit à la fille qui n’eut qu’à y jeter un coup d’œil et déclara :
— C’est lui. C’est exactement ce type…
Schneider remit la photo dans sa poche. Catala murmura, de très loin :
— Le dernier clou du cercueil, lieutenant…
Déjà, le policier redescendait avec une assurance, une aisance très déconcertantes, il avait remis ses Ray-Ban et son visage ne trahissait rien de son émotion intérieure. Il allait le trouver, et lorsqu’il l’aurait trouvé, il l’arrêterait. À moins qu’il fût reconnu irresponsable par les psychiatres, Matthieu Lambert serait condamné et passerait une longue partie de ce qu’il lui restait à vivre derrière les barreaux.
Peut-être cela ne lui ferait-il pas l’effet d’un grand changement.
Sauf quelques herbes couchées et une trace de dérapage sur une plaque de poussière, fine et blanche comme de la farine, les deux flics ne trouvèrent rien de plus.
Schneider reprit la route en sens inverse, et guère plus doucement.
Recroquevillée derrière, Maguy observait la nuque maigre et l’angle dur du maxillaire du policier. Le genre de type à amener n’importe qui avec lui jusqu’en enfer. Elle se pencha sur son épaule :
— Tu as une sèche, Schneider ?
Le paquet de Pall Mall froissé apparut, avec un lourd Dupont en laque bleu nuit, et qui ne portait pas les initiales du policier.
Il était sept heures vingt-cinq.
La radio était passée en circuit dirigé et Schneider n’écoutait pas les messages qui se succédaient comme les passes d’une escarmouche douteuse. Concentré sur la conduite, il fumait et dit :
— Musique, Charles…
Charles Catala pressa sur la touche du lecteur, Prosschai, salut, Prosschai, bonne chance, j’ai perdu mon cœur, Prosschai… Le jeune homme secoua la tête et déclara sèchement :
— Ça vous ennuierait que je change de disque ?
Schneider ricana, la face immobile.
Ils avaient atteint les limites de la ville.
Vannier se trouvait dans le bureau de Schneider. Il avait perdu un peu de son aspect ripoliné, et son visage trahissait une certaine lassitude. Il alluma une cigarette et rapporta :
— Cent trente-deux appels depuis hier soir, dix-neuf heures trente. La plupart émanant de farceurs, le reste de détraqués.
Schneider sortit la photo d’identité, la déposa sur le sous-main, de façon que Vannier vît de quel homme il s’agissait. Vannier regarda la photo, puis le policier, et murmura, d’une voix incrédule :
— Lui ?
— Oui, déclara Schneider.
— C’est pour ça que vous avez envoyé quelqu’un au fichier des cartes d’identité, cette nuit ? Le directeur de cabinet du préfet râle, il a appelé le commissaire central chez lui…
Schneider récupéra la photo, l’examina un instant :
— Il a déjà tué deux femmes. Il a tenté cette nuit d’abattre une prostituée qu’il avait levée derrière la chapelle Saint-Jacques. Le directeur de cabinet peut aller se faire foutre — le central également.
— Vous savez où le trouver ?
— Pas pour l’instant…
— Ce qui signifie que vous avez une idée.
— Oui, reconnut Schneider.
Vannier se redressa, mal à l’aise. Il hésita un instant et les deux hommes s’observèrent, Schneider assis derrière son bureau, Vannier debout, avec pour une fois la même expression lasse et désabusée et sans la moindre trace d’animosité. Vannier dit doucement :
— Faites pour le mieux, Schneider.
Le policier opina.
— Je vous laisse… (Sur le seuil, Vannier se retourna :) Ne vous inquiétez pas pour les yaourts, j’en fais mon affaire. Si vous avez besoin de monde et des Goldoraks, dites-le…
Schneider opina de nouveau, les yeux dans le vague, la photo entre les doigts. Ce qu’il avait à faire ne le réjouissait pas, mais il allait le faire, parce qu’il était flic et qu’on le payait pour ça. Il appela Bogart sur une ligne intérieure et demanda qu’on lui amenât Muriel Lambert qui se trouvait au bureau des pleurs.
Ce fut elle qui emmena les policiers à la maison de campagne. Une ampoule brillait au-dessus de la porte du garage, mais tout était fermé et les fenêtres protégées par des volets de sécurité. Schneider requit un serrurier par radio.
Des gardiens interdisaient les alentours. Schneider passa derrière la maison, la femme à son côté. Sur une centaine de mètres de long et sur une largeur de quatre mètres, on avait entretenu une bande d’herbe rase, assez semblable à une langue de pelouse, et qui aboutissait à une butte de terre d’un mètre soixante-dix de haut.
La bande constituait un pas de tir fort convenable.
Schneider la parcourut avec une démarche de somnambule. Catala et Muriel Lambert le virent examiner la butte et commencer à gratter la terre avec l’extrémité d’un coupe-ongles — une terre rouge et légère et qui s’effritait rapidement. Catala s’approcha : une première ogive 30 x 30 apparut, encore cuivrée et presque intacte, puis une seconde. Schneider sortit un sachet plastique de sa poche, les glissa à l’intérieur.
Lorsqu’il se redressa, son visage émacié était couvert de sueur.
Il dit, d’un ton âpre :
— Tu ne venais jamais ici ?
La femme secoua la tête.
— Pas depuis un an.
— Pourquoi ?
— Il avait les clés.
Schneider lui passa devant, regagna à grands pas l’entrée de la maison. Une Renault 4 civile remontait prudemment l’allée, portant sur les portières avant des plaques publicitaires autocollantes.
— Serrurier, expliqua un gardien à Schneider.
Il était neuf heures.
De lourds nuages de plus en plus gris avaient entrepris d’ériger une construction menaçante dont la base ne cessait de descendre et le sommet complexe d’escalader le ciel, avec des nuances schisteuses ou des colorations saumon, parfaitement équivoques.
Schneider se planta les mains dans la ceinture, pendant que le serrurier s’affairait. Ce fut lui qui pénétra le premier dans la maison, dont la fraîcheur insidieuse le saisit aussitôt et lui plaqua la chemise mouillée aux flancs.
Le .45 au poing, il inspecta chaque pièce.
Sur la table de la cuisine, il y avait un magnéto-cassette déposé en évidence. Charles Catala apparut silencieusement à côté du policier, au moment précis où celui-ci appuyait sur la large touche ON.
La voix était nette, d’un timbre agréable, la diction lente et l’élocution précise. La bande commençait par une phrase. Les deux policiers l’écoutèrent sans mot dire ; la phrase était : « L’histoire de tout homme n’est que le bilan de ses humiliations et la somme de ses renoncements. » Ils écoutèrent la bande de bout en bout. Muriel Lambert était appuyée au chambranle de la porte, les avant-bras croisés sous les seins et les coudes dans les paumes. Elle voyait de dos les deux hommes, elle entendait la voix et avait envie de hurler, pour des raisons dont aucune ne lui apparaissait clairement ; c’était vrai qu’elle n’avait plus voulu de lui, qu’elle avait fini par haïr le contact de sa peau et jusqu’au simple fait de lui serrer la main, c’était vrai qu’elle avait gardé leur fils… Tout était vrai, mais rien n’expliquait qu’il n’eût pas accepté la situation et qu’il se fût mis à s’entraîner puis à tirer sur des femmes qui ne lui avaient rien fait.