Elle dégagea un bras, entoura les épaules de veste trempées.
— Tu n’es pas responsable, Claude.
— En partie, si…
— Tu ne pouvais pas savoir…
Schneider fouilla dans sa poche, en retira la photo recollée et dit :
— Muriel me l’a apportée, le premier jour. Entretemps, Matthieu n’a cessé de se rendre à la maison de campagne. Il aurait été facile d’y monter une planque…
— S’il vient, qu’est-ce que tu vas faire ?
Schneider se redressa, regarda la jeune femme dans les yeux.
— Sortir, Honey… Je vais sortir.
— Non, cria-t-elle. NON !
Schneider déclara, d’une voix lasse et sourde :
— Il y a eu deux mortes, Amour. Deux femmes qui n’y étaient pour rien. (Il lui sourit mais ses yeux étaient très gris et très mornes.) Il faut que tout cela finisse… Tu comprends ?
— Rien du tout. Vannier a dit qu’il envoyait du monde… Ils l’auront bien sans toi. Il a dit qu’il dégageait des effectifs, que Rambert était d’accord. (Elle ajouta, d’un ton grave :) Je ne veux pas te perdre, Claude. Ni aujourd’hui, ni demain…
Le téléphone sonna, Schneider décrocha, presque sans bouger. C’était Vannier. Cheroquee prit l’écouteur. La voix n’était ni vraiment sèche, ni affable. Elle ordonna :
— Vous restez où vous êtes, lieutenant… Nous avons effectué des vérifications et Lambert a acheté un break Volvo gris métallisé au début de la semaine. Nous avons entendu Maguy et j’ai personnellement terminé les constatations à la maison de campagne. Tout concorde et la diffusion signalement et véhicule est effectuée. Nous nous employons auprès de l’agence à obtenir un plan de votre zone résidentielle. (Vannier insista :) Vous restez où vous êtes. Il y a déjà du monde sur place. N’intervenez pas.
Schneider hocha la tête et dit :
— Oui, monsieur.
— Inutile de faire encore de la casse supplémentaire. Nous avons affaire à un malade mental. (Vannier changea de ton :) Vous avez eu une communication du SAMU. L’amie de Charles est sortie du coma et il y a tout lieu de penser que pour elle, le plus gros est passé. Je vous ferai un bout de visite vers dix-sept heures…
— Bien, monsieur, déclara Schneider.
— Profitez-en, lieutenant, rit soudain Vannier. Vous avez déjà eu des missions plus moches, n’est-ce pas ?
— Oui, admit Schneider.
Ils raccrochèrent ensemble.
Cheroquee se prit à rire. L’instant d’après, elle avait retiré son sweat-shirt et commencé à attaquer le nœud de cravate du policier. Du tonnerre craquait encore quelque part, au loin, sur les collines qui cernaient la ville, l’eau gargouillait dans les chéneaux et il faisait presque nuit, le poulet grillé embaumait le living. Schneider se défendit vaguement, mais ne tarda pas à se rendre aux raisons de la jeune femme.
Plus tard, la joue contre son torse, Cheroquee confia au policier :
— Je me demande parfois si tu ne serais pas un peu victime d’une conception de l’honneur parfaitement surannée… (Elle releva le menton et sourit.) Je me demande aussi parfois si ce n’est pas à cause de ça que je t’aime… En partie. Tu es tellement différent, Claude. Tellement respectueux…
Il eut un rire terne.
— Je ne sais pas si je suis respectueux… Ce que je sais…
Elle s’alanguit :
— Ce que tu sais ?
— Ce que je sais, c’est que le poulet ne va pas tarder à être carbonisé.
Ce qui la fit se redresser en hâte, déplier ses longues jambes fuselées et se ruer dans la cuisine. Schneider perçut le claquement du verre brisé et son cri étouffé. Sans qu’il s’en rendît compte, il se retrouva dans la cuisine, complètement nu et le .45 au poing. Cheroquee était debout et vacillait légèrement en se tenant la tempe gauche. Elle tourna la tête vers lui.
— N’avance pas, dit-elle d’un ton contrit. Je suis une fichue imbécile, je viens de briser le pot de moutarde.
Hagard, Schneider regardait la fenêtre et le visage de la jeune femme.
Il avait la figure terreuse et une de ses paupières battait sans cesse.
— Tire-toi de là, commanda-t-il d’une voix sourde.
Ce qu’elle fit, à pas comptés.
Schneider alla enfiler son vieux pantalon de treillis, passa la serpillière et alluma une cigarette. Il s’approcha de la fenêtre, regarda dehors. Il pleuvait moins. S’il était à la place du tireur, c’était précisément cette fenêtre et cet angle de tir qu’il choisirait : il y avait une trouée entre les peupliers, un chemin carrossable deux cents mètres plus loin.
Il n’était pas à la place du tireur.
Et le poulet n’était pas carbonisé…
CHAPITRE XXI
Vannier était arrivé à dix-sept heures, avec une exactitude toute militaire. Il était venu seul dans sa voiture de service et se trouvait dans le living, l’air passablement emprunté. Schneider se tenait debout, face à la baie vitrée. Il pleuvait encore un peu et des nuages gris roulaient au ras des peupliers.
Schneider regardait un massif de cosmos échevelé par les trombes d’eau qui s’étaient abattues. Il remarqua :
— Il faut alléger le dispositif, ou s’il l’évente, il ne viendra pas… (Il se retourna. Il portait son pantalon de treillis et une vieille chemise kaki.) Il attendra…
Vannier observa :
— Si nous allégeons, nous faisons courir un risque mortel à votre amie.
— Un risque… (Schneider secoua les épaules.) Deux morts, presque trois. Il faut en finir.
— Il peut tomber au cours d’un banal contrôle routier…
— Non, dit Schneider. Il a commencé quelque chose, il faut qu’il le finisse.
Il s’assit sur le divan, indiqua de la main un fauteuil dans lequel Vannier se laissa tomber. Schneider avait le .45 sur la table basse, à portée de la main. Vannier soupira doucement. Cheroquee revenait avec un plateau sur lequel se trouvaient des Heineken et des verres, le posa et s’assit à côté de Schneider.
— Servez-vous, fit ce dernier en saisissant une canette.
Vannier se servit.
Cheroquee fit de même. Elle portait une robe de toile, d’un bleu tendre, très délavé et qui découvrait ses genoux polis comme des galets. Vannier lui adressa un sourire vaguement confus. Elle était juste aussi belle que tout le monde le clamait, avec ses pommettes hautes, son visage carré à la bouche très pleine, son invraisemblable crinière sombre dont elle jouait comme d’un foulard, un peu trop grande peut-être, et large d’épaules, et il émanait de sa personne un mélange capiteux de douceur et de sauvagerie, un charme terriblement puissant qui eût convenu à une très belle et dangereuse sorcière.
Schneider alluma une cigarette.
— Si vous sortez, commença Vannier.
Le policier aux yeux gris le coupa, d’un ton sagace et dit :
— Nos divertissements sont finis…
— Pardon ? s’inclina Vannier.
Schneider sourit fugitivement, saisit le poignet tendre de Cheroquee.
— Shakespeare… La Tempête : « Nos divertissements maintenant sont finis. » Allégez le dispositif, laissez deux ou trois voitures banalisées. Laissez-le venir… Ce n’est pas à elles qu’il en voulait, il s’agissait de leurres. Il en voulait à un type mythique, pour des raisons mythiques. Il les a tuées, mais ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était que ce type sorte de son trou.
— Et vous allez sortir, s’insurgea Vannier.
— Oui, fit Schneider, je vais sortir. Tous les comptes se règlent, un jour ou l’autre, que ce soient les comptes avec les autres ou les comptes avec soi-même. (Il eut un geste explicite à l’égard du .45 posé devant lui.) Je vais sortir, sans ça. En face, il aura une US M1 dont il sait se servir et le diable sait quoi encore… (Schneider sourit à part lui.) Il faut que je sorte, Vannier, pour un certain nombre de raisons dont je crains que la plupart vous demeurent à jamais impénétrables. Vous l’avez dit vous-même : il s’agit d’un malade mental et nous devons nous assurer de sa personne sans casse. (Il balaya la fumée du dos de la main, devant son visage, comme autant d’objections sans valeur et demanda :) Vous avez le plan de la copropriété ?