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Charles Catala était assis sur le divan. Il enfonçait à coups de poing les pans de sa chemise dans la ceinture du jean. Il avait allumé un des postes portables qui crachotait dans la pénombre. Ils se saluèrent d’un hochement de tête, sans un mot, puis Catala entendit le ronronnement du rasoir électrique, et le crépitement de la douche. Le .357 contre le flanc, il alla remplir le filtre de café et rebrancher la cafetière. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi.

Debout dans la cuisine Schneider absorba deux comprimés et une tasse de café noir sans sucre. Catala remarqua l’expression traquée de son regard, puis le policier eut un rire évasif et dit, en reposant la tasse :

— Gardez-la bien, Charles. Gardez-la bien : c’est toute ma fortune…

Catala l’entendit étouffer la fermeture de la porte, quelques pas sur le gravier. Il était cinq heures à la pendule du four. Il emporta la cafetière et une tasse dans la chambre, s’assit sans bruit dans un fauteuil bas. La jeune femme s’agitait dans son sommeil. D’une voix basse et lente, presque inaudible, le jeune homme prononça son prénom. Une cheville fine et un pied délicat aux ongles d’un pourpre très sombre s’échappaient du drap.

Catala posa le lourd revolver en travers de ses cuisses.

Les sens aux aguets, il se mit à attendre, en avalant une gorgée de café de temps à autre.

* * *

Schneider avait progressé le long des haies, entre les bancs de brume épaisse qui stagnaient au ras du sol et estompaient les contours des troncs, il s’était enfoncé silencieusement dans un bosquet, retrouvé un mode de déplacement qu’il croyait avoir définitivement oublié, celui qu’il avait, la nuit, dans les collines. Les jambes de treillis trempées lui collaient aux cuisses et aux mollets. Il avait fait un long détour, traversé en trois bonds rapides le chemin qui menait aux champs.

Il savait qu’en face, l’homme procéderait de même. Essoufflé, il gravit encore une dizaine de mètres à contre-pente, et se laissa tomber le dos contre le pied d’un hêtre. Il déposa près de lui le portable et son brassard de police qu’il avait dans un sac plastique sous la chemise. Il avait compté sans la brume, sans la pluie d’orage qui s’était condensée et entretenait une chaleur d’étuve. Les genoux joints, il se replia en position fœtale et laissa reposer le front sur ses avant-bras. L’air sentait le bois mouillé, la terre chaude et exhalait des senteurs de champignonnière. Il fit doucement rouler le front sur le tissu de la chemise. Un craquement retentit quelque part en contrebas, qui lui fit l’effet d’une détonation. Il releva la tête.

À travers une espèce d’ouate, il aperçut une longue silhouette sombre qui suivait le sentier sans paraître se cacher. L’homme se déplaçait rapidement, d’un pas très assuré. Il avait aux mains, parallèle aux hanches, un objet qui ressemblait fort à une arme et dont il se servit pour écarter les branches d’un fourré.

Schneider se redressa sans bruit, le dos collé au tronc, et appela à mi-voix. L’homme s’immobilisa, le dos tourné, pendant ce qui parut au policier une interminable seconde — ou la moitié de l’éternité. Il annonça :

— Je suis là, derrière toi, Matthieu. Je n’ai pas d’arme. Je vais descendre. Tout le coin est cerné et il y a des tireurs d’élite un peu partout. (Il répéta, d’une voix mortellement calme, détimbrée, très lasse et qui semblait surtout s’adresser à lui-même :) Je vais descendre…

L’homme ne s’était pas retourné.

Schneider bougea. Il suffisait que Matthieu Lambert pivote sur les hanches et ouvre le feu en balayant, un peu comme un sinistre faucheur, et le mouvement lui-même ne serait pas dépourvu d’une certaine beauté. Schneider prit pied sur le chemin. L’homme était toujours immobile, les épaules droites, la tête un peu inclinée sur l’épaule, comme attentif.

Schneider s’approcha. Lorsqu’il fut à quatre mètres, il détailla la nuque raidie, le complet fripé, les escarpins maculés de boue. Il appela de nouveau, le sac en plastique au bout des doigts et la tête de l’homme remua, en signe d’acquiescement. Il se retourna, la carabine toujours parallèle au corps, à hauteur du pubis. Schneider entrevit un visage blême aux orbites démesurées, une face crispée dans laquelle la bouche faisait un trou gros comme le poing.

Matthieu Lambert le regarda.

— Moi contre elle, Matthieu, proposa Schneider.

— NON, hurla l’homme. NON !

Il pivota prestement, tenta de s’enfoncer de l’épaule dans le fourré.

Schneider était déjà sur lui. Ils roulèrent ensemble, le policier avait emprisonné le pontet de l’arme dans son poing. Ils luttèrent un long moment en silence, puis Schneider se redressa sur un genou et cracha de la terre et s’essuya les lèvres d’un revers de manche. Il avait l’US M1 entre les doigts. Il se releva lentement, s’adossa à un baliveau de charme, et aspira l’air humide à grandes goulées. Ainsi, tout n’avait été qu’un cauchemar, un épouvantable cauchemar, il voyait le rire éclatant et silencieux de Cheroquee, il la voyait ouvrir ses bras, ils allaient s’en aller, elle vivrait encore et encore. Plié en deux, il releva Matthieu Lambert, le traîna jusqu’au chemin en trébuchant sur des souches pourries sans cesser de le traîner, comme il avait tiré des dizaines de types auparavant, des morts et des vivants et des vivants qui ne tarderaient pas à être mort. Elle vivrait…

D’une voix hachée, il balança à la radio que tout était fini, que le type était neutralisé et indiqua sa position. Puis il se laissa tomber par terre, la carabine contre le ventre et se mit à se balancer d’avant en arrière en jetant de temps en temps un coup d’œil à l’homme étendu sur le dos, et qui remuait faiblement mais dont les mains, aux poignets qui paraissaient brisés, esquissaient les gestes complexes et sinueux, assez semblables à ceux de quelque mystérieux et imperturbable chef d’orchestre.

* * *

Une Renault 9 grenat ramena Schneider à sa porte. Catala l’attendait sur le seuil, silencieux. Le policier entra sans mot dire, passa devant le jeune homme et abandonna le sac en plastique dans le couloir, sans faire attention au poste. Cheroquee apparut à la porte de la chambre, pieds nus et seulement vêtue d’une sortie de bain noire dont elle terminait de nouer la ceinture d’éponge.

Elle reçut le policier contre elle.

Il avait les bras pendants le long du corps, les doigts ouverts. Elle lui prit la nuque dans les mains. Le corps maigre et dur tremblait. Elle lui enveloppa la figure avec ses cheveux, lui palpa avec avidité les flancs et les épaules, tandis que lui restait presque immobile, la tête penchée. Elle parvint à écraser sa bouche sous la sienne. Il avait un curieux goût amer et salé sur le visage et les lèvres. Elle s’écarta. Les yeux gris et fatigués du policier étaient pleins d’eau, et il détourna la tête, la nicha dans son épaule. D’une voix sourde et brisée, il dit doucement :

— J’ai eu tellement peur pour toi, Honey… Tellement peur…

Il lui sembla qu’elle riait, qu’elle l’entraînait avec elle. Il lui sembla qu’elle lui retirait sa chemise glacée. Il regarda sa montre : elle était brisée. Il avait la main pleine de sang ou de boue. Il fit jouer ses doigts, les étendit devant ses yeux, referma le poing. Elle le poussait aux épaules et il se laissa aller en arrière sur le lit. Il demanda :

— Quelle heure est-il ?

Ce fut la voix de Charles Catala qui lui répondit qu’il était huit heures. Huit heures trois. Il sentit la jeune femme s’asseoir à côté de lui. Elle lui caressa le front et les tempes, comme elle seule savait le faire. Schneider capta ses doigts, les garda contre ses lèvres. Ils étaient pleins de son odeur. Le policier déclara, lentement :