C'est pourquoi il s'est mis à rameuter Paris, toute la poulaille, les médias. Aux premiers journaux télévisés, on le voit en smok, sur le front de ses troupes devant l'immeuble « fatal », péremptoire, sûr de lui et dominateur. Il a confié l'enquête à des collègues à moi, des hideux que je ne peux pas voir en photo ! Selon ses dires, une information lui était tombée, en pleine nuit, provenant de son service de renseignements privé. Du cher San-Antonio, foin ! Occulté, l'illustre ! Rayé des cadres de sa mémoire. J'ai décroché mon biniou pour lui demander ce que cela signifiait et pourquoi il m'avait positivement démis de cette enquête en la confiant à d'autres. En quoi avais-je démérité ? M'écartait-il parce qu'il avait honte de n'avoir pas souscrit à sa promesse ?
Le standardiste m'a répondu que « M. le directeur ne pouvait pas me prendre, étant trop occupé ». C'est dans des circonstances identiques que tu envoies ta démission. J'ai repensé très fort à Béru, dans la ferme de ses aïeux, donnant des cours d'éducation sexuelle aux ploucs du patelin. Il avait bien raison de filocher le parfait amour dans sa campagne normande ! Fallait surtout pas qu'il se laisse glisser dans les perfides nostalgies, mon pote. Et s'il avait besoin d'un prof, dans son institu, j'étais son homme.
On s'était filé le ranque, Jérémie et moi, pour la décarrade dans les Yvelines. Il devait passer me prendre at home. A l'heure dite, il était là, la gueule en berne car il avait écouté les infos.
— Le vieux con nous a feintés, hein ? m'a-t-il lancé depuis la grille de notre jardinet.
— Comme des bleus. Je n'aurais jamais dû courir le prévenir. II n'a pu résister au plaisir de faire son numéro de grand patron balançant une bombe dans l'actualité. Après notre départ, il a compris que s'il déclenchait sur l'instant le grand patacaisse, il allait avoir les honneurs de l'information, ceux dont il raffole. Il tuerait sa famille pour pouvoir paraître à la télé, au journal de 20 heures. En attendant, et par voie de conséquence, nous sommes débarqués. Il refuse même de me répondre au téléphone !
— La vieille saloperie ! jette M. Blanc entre ses formidables dents déchiqueteuses de gazelles.
— Tu as eu raison de lui baiser sa gonzesse.
Là, il perd pied.
— Ce n'est pas moi ! fait-il misérablement.
— Si ce n'est toi, c'est donc ta bite, et tu as dû la réussir dans les grandes largeurs car elle gueulait comme une putoise.
— Elle m'a violé sans explication, plaide le négro spirituel. C'était de la frime, son tiroir bloqué. A peine suis-je entré dans sa chambre qu'elle m'a saisi le manche.
— Tu ne demandais que ça, grand. Tu la brossais déjà des yeux, au salon ! Cela dit, je ne te reproche rien.
II sourit et murmure :
— Je ne voudrais pas te vexer, Antoine, mais les Blanches sont vraiment salopes ! Chez nous, l'amour implique tout un cérémonial.
— Ne t'inquiète pas : on vous corrompra pour ça comme pour le reste. A preuve, quand vos gonzesses s'installent en Occident, elles deviennent vite aussi putes que les nôtres. Les traditionalistes sont les derniers martyrs de ce temps.
On s'est assis sous notre tonnelle que je me suis décidé à repeindre, l'automne dernier. Elle est meublée de deux canapés de jardin, en demi-cercle, passablement rouillés, mais je n'avais pas de peinture blanche sous la main. On s'y tient assis comme deux vieux retraités au soleil, les mains croisées entre nos genoux écartés, le dos voûté, le regard en perte de confiance. A force que la vie te crache à la gueule, tu finis par ne plus t'essuyer.
— Alors, qu'est-ce qu'on va faire ? finit par soupirer Jérémie.
— Lire la suite dans les journaux.
Il regimbe :
— Mais, putain, c'est notre affaire, non ? Le cadavre de Bonblanc, sa fameuse lettre, le répondeur clandestin, les quatre personnes assassinées, c'est nous qui les avons découverts.
— C'est comme si Achille nous en avait dépouillés, il nous l'a arrachée des mains. Nous n'avons plus que les yeux pour pleurer, mon pauvre Noirpiot !
— Et si nous nous en occupions tout de même ?
— Tu ne connais pas les petits confrères ! Ceux qui sont mandatés pour mener l'enquête se torchent le cul avec ma photo tous les matins ; ils seraient trop heureux de pouvoir m'envoyer chez Plumeau !
Mais l'homme des savanes ne s'avoue pas facilement vaincu.
— Tu dis que le Vieux a refusé de te parler au téléphone ?
— Textuel.
— Par conséquent, il n'a pas eu l'occasion d'annuler ses instructions de la nuit.
— Qu'entends-tu par là ?
— Quand nous l'avons quitté, il était convenu que nous devions nous rendre à Glanrose pour y attendre l'appel annoncé par D.C.D. Puisque nous n'avons pas reçu de contrordre, allons-y, mon vieux ! Ce faisant, nous restons dans la légalité.
Ma main de grande tendresse va se poser doucement sur sa robuste épaule.
— Ta chevelure exubérante garde tes méninges à la bonne température, Jérémie, approuvé-je. Tu as raison : allons à Glanrose. Il est bien évident que D.C.D. n'appellera pas à la suite de tout ce branle-bas de combat, mais du moins aurons-nous l'occasion d'explorer la maison de feu M. le maire.
Une aimable localité d'Ile-de-France dont la ruralité se perd lentement pour laisser place à des retraités aisés et à des résidents secondaires. Ne subsistent que quelques fermes alentour. Le village se compose de pimpantes maisons aménagées avec goût (ce goût marqué des citadins pour la pierre apparente, la fenêtre à petits carreaux, les volets verts et les faux colombages). Une église apparemment désaffectée, si l'on en juge aux mauvaises herbes qui l'assaillent, se dresse sur un promontoire qui, lui, ne s'avance que dans une mer de blé. Une minuscule mairie, pimpante avec sa façade ocre et ses lettres dorées. Un garagiste, un épicier-laitier-boulanger-bistrot. Et voilà, c'est tout. Les murs regorgent de lierre ou de glycine, les chemins se tortillent, ça sent le printemps. Tel est Glanrose.
Je me défenestre pour demander à une fille à vélo où se trouve la demeure du maire. Elle me l'indique d'autant plus aisément que nous nous trouvons pile devant.
Rien de l'opulente maison de maître que nous étions en droit d'attendre. Là comme ailleurs, là comme partout, c'est la villa « Mon rêve », avec huit cents mètres de terrain fleuri, quatre arbres fruitiers, un garage près de l'entrée, un barbe-cul à l'écart et une pièce d'eau ayant la capacité de deux baignoires. Charmant, légèrement con-con, en tout cas modeste.
Je dépose ma tire à quelques encablures et nous revenons pédérastement, comme le disait sur son rapport un brigadier de gendarmerie, avant-guerre. Mon cher sésame remplit son illicite office. Je crois que, de toutes mes activités et prestations multiples, c'est l'usage de ce passe-partout qui impressionne le plus Jérémie. Élevé dans le respect de la propriété d'autrui, le cher garçon a toujours un haut-le-corps lorsqu'il me voit violer des portes qui ne sont pas les miennes.
A l'instant où nous pénétrons dans la villa de feu Jean Bonblanc, il grommelle :
— Je ne m'y ferai jamais ! C'est illicite.
— Mais que de temps gagné ! objecté-je. Te rends-tu compte qu'il me faudrait solliciter un mandat de perquisition auprès d'un magistrat ratiocineur, et ensuite le concours d'un serrurier ! Tandis que là, un simple geste du poignet et les lieux sont à notre disposition. Nous ne cassons aucune potiche, ne vidons pas les bouteilles, n'éjaculons pas sur les couvre-lits de satin et ne nous mouchons pas dans les rideaux, alors, où est le mal ?
Tout en essayant de calmer ses affres avec ces arguments primaires, je parcours les lieux rapidement, histoire d'en prendre la mesure. Archiclassique : petit hall, living, cuisine, bureau, en bas. Trois chambres et deux salles de bains en haut. L'étage est mansardé comme il se doit. La maison est parfaitement tenue. Pas un grain de poussière, pas une tache, les tapis ne font pas un pli. Les meubles et les cuivres brillent. Aux murs, des tableautins peints par des naïfs yougoslaves (les véritables naïfs étant ceux qui les achètent). Une bonne odeur de citronnelle ajoute à la notion de propreté. mural dans la cuistance, un deuxième dans le bureau et un troisième dans l'une des chambres.