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Miss Gladys, pourtant rompue aux manœuvres les plus secrètes de l'amour, laisse éclater sa joie. De son côté, Mister Jérémie part à dame en émettant une sorte d'inarticulance à la Tarzan, au moment où Jane lui caresse les roupettes avec une plume de colibri.

Drôle de fin de repas, mon frère ! J'imagine le négro et la péripatétipute, face à face là-haut, en train d'annoncer leur fade bienheureux à toute la planète.

Lorsque nous refaisons surface, Martine et moi, l'hôtesse nous sourit béatement.

— Et vous, mes pauvres enfants, demande-t-elle, vous ne pouvez pas rester en carafe ! Vous devriez soigner cela mutuellement. Voulez-vous passer dans la chambre des glaces ?

On écluse un godet de sauternes encore frais pour se refaire un palais et je décline la propose. Il est bon, parfois, de donner sans recevoir. La charité du cul est l'une des plus nobles qui soit !

Dans l'aprème, je tube au médecin légiste.

Jean Bonblanc est bien décédé d'un infarctus.

Brève visite aux services de Mathias, le rouquin, avec lequel je suis en froid depuis sa promotion comme chef du laboratoire de police technique (ce qui afflige mon ami Alain Cirou, le fameux astronome). Je confie à l'un de ses laborantins, Alexis Baredefer, la lettre prétendument déposée dans le coffiot du père Bonblanc, ainsi que son agenda, aux fins d'analyse. S'agit-il de la même écriture ? Baredefer promet de faire rapidos.

L'usine d'emboutissage de Puteaux ne mérite guère le nom d'usine. II s'agit plutôt d'un vaste atelier dans lequel s'activent une demi-douzaine de turbineurs, sous l'autorité bienveillante d'un vieux mec à moustache grise qui ressemble à Staline, quand il arrivait à celui-ci de se marrer.

M'étant assuré qu'il n'y a pas d'autres draupers dans le secteur, je m'approche du bonhomme, brème en pogne, pour lui solliciter un brin de conférence qu'il m'accorde aussi sec dans un bureau agréable, peint en blanc cassé, avec moquette verte, fausses plantes en vrais pots, photos du vieux Puteaux dans des cadres d'acier et secrétaire grassouillette. La dame est brune frisottée. Elle a dessiné une espèce de cœur de couleur cyclamen sur sa bouche, porte barbe et moustache et, sous ses gros collants, des bas àvarices. Elle clapote du clavier devant un ordinateur avec un air pénétré. Le local est divisé en deux parties : la plus petite est destinée à cette personne variqueuse, l'autre au patron. Le bureau y est moderne : cuir et verre, les sièges « design ». Les deux parties sont séparées par une espèce de haie composée de jardinières où poussent de superbes végétaux en matière plastique.

— Vos collègues sont déjà passés, m'annonce Staline.

— Je sais, menti-je. Je viens pour un complément d'information.

Le vieux se fout soudain à chialer.

— Quelle histoire ! bafouille-t-il dans l'épicentre morveux de son chagrin. Ce pauvre Jean ! Et les autres assassinés par un maniaque, à ce que disent les journaux.

Il appelle son patron par son prénom, d'où j'augure une très ancienne amitié.

— Vous connaissiez M. Bonblanc depuis longtemps ?

— Toujours ! Depuis toujours. On était à l'école ensemble, bien que je sois plus âgé parce que j'étais retardataire. Moi, j'ai arrêté au certificat d'études primaires ; lui, il a continué jusqu'au brevet ; c'était une tête ! On s'est retrouvés dans la même usine, chez Blanchin-Manigon. Lui contremaitre, moi ouvrier spécialisé. Au bout de quelque temps, on s'est mis à son compte, les deux. Ici même, si je vous disais. Dans cette usine qu'était minuscule à l'époque. Jeannot allait de l'avant pour démarcher. Une tête ! L'affaire a grandi. Lorsque je m'ai marié, avec ma pauvre Lucienne qui devait me rendre veuf, comme j'avais besoin d'argent pour nous établir, il m'a racheté mes parts mais en me nommant chef de fabrication ; ce dont je suis demeuré. Et le voilà mort, mon pauvre Jeannot, une tête comme lui ! Qu'est-ce que va devenir l'affaire, ça, je me demande. Il a pas d'enfant pour reprendre le flambeau. Notez que j'ai dépassé l'âge de la retraite, mais j'étais pas pressé et j'aurais bien continué quelques années de plus ; quand on a la santé…

Je le laisse se vider. Il en a tellement besoin. Ce bonhomme est un bonheur pour moi ; la belle aubaine. Un témoin de toute la vie de Bonblanc. Pile ma pointure.

Depuis un moment, la vachasse frisottée a cessé de bricoler les touches de son appareil, pour nous écouter.

— Cher monsieur… heu… ? fais-je.

— Aubier Justin.

— Cher monsieur Aubier, si nous allions prendre un pot dans le voisinage, ce serait plus agréable pour bavarder ?

Il consent. Me pilote jusque chez la mère Solange qui tient une sorte de café-cantine dans le coinceteau. M. Blanc nous regarde passer avec envie, mais j'ai décidé qu'il valait mieux que je fusse seulabre pour tirer les vers des nez.

Je pérore, jacasse, débloque pendant plus d'une plombe avec le moustachu. Il a beaucoup éclusé (un soi-disant Côtes-du-Rhône qui perforerait une plaque de blindage tant il est acide). J'ai appris un max sur le compte de Jean Bonblanc et je reviens, comme à la ruche une abeille qui a butiné dans le jardin de l'abbé Mouret.

La radio de ma tire diffuse une chanson de Trénet. Il a opéré son grand retour triomphal, le king. C'est chouette « qu'ils » se soient aperçus, tous, de ce qu'ils lui devaient au doux poète. J'aime bien que l'on détecte l'immortalité des gens de leur vivant !

Donc ça diffuse L'âme des poètes et mon Jérémie laisse filer deux énormes larmes sur ses joues.

— Vague à l'âme, Noirpiot ?

Il murmure à travers les gants de boxe qui lui servent de lèvres :

— Je pense à elle.

— Qui ça, elle ?

— Martine ! Elle m'a taillé une pipe chiée, mec ! La pipe la plus chiée de toute mon existence. Ça me fait mal qu'elle pompe n'importe qui pour du fric. Je voudrais l'avoir à moi tout seul. C'est con, hein ?

— Non, dis-je, humain. Tout homme souhaite être le propriétaire exclusif de la femme qui le comble. Nous faisons à peu près tous un complexe de séquestration, Noirpiot. La psychologie du harem. Ils savaient bien ce qu'ils faisaient, les Arbis huppés en s'assurant un cheptel gardé par des eunuques.

Les deux larmes se sont évaporées à la chaleur de ses joues.

— Tu as éclairci l'histoire du vieux ? demande M. Blanc.

— Celui que je viens de soûler est bavard comme un disque rayé. La mort de Jean Bonblanc qui fut davantage son ami que son patron l'a traumatisé et il a des remontées de souvenirs au carburo.

Je reprends ma place au volant et démarre.

— C'est curieux la façon dont les gens voient les autres gens, reprends-je en me détrottoirant. Parfois, des mecs gentils, ils les jugent méchants, et des méchants, gentils, en fonction de leur propre tempérament. Ainsi ce brave père Aubier considérait comme un saint son pote Jean Bonblanc, lequel, de toute certitude, était un coquin qui l'aura arnaqué leurs vies durant. L'autre lui a piqué ses parts d'association contre des clopinettes cintrées, il l'a fait marner comme un soutier et maintenu en esclavage pendant plus de trente ans, mais comme il lui prodiguait de bonnes paroles et buvait un pot avec lui de temps à autre, Aubier le vénérait.

— Qu'est-ce qui te fait croire que Bonblanc était un coquin ?