— Tu le détectes à travers les louanges de son chef de fabrication. Il m'a répété cent fois que « c'était une tête » et, pour preuve me racontait des exploits du bonhomme qui, visiblement, frisaient l'arnaque. Je suis convaincu que cet atelier d'emboutissage rapportait des chiches et servait de paravent à Bonblanc, de même que sa multifiduciaire de la Bourse qui n'avait comme personnel que « l'associé » de Bonblanc et la secrétaire, tous deux assassinés hier ! Or, ce gros type était riche, je le sens ; beaucoup plus riche que ne le donnent à supposer son appartement parisien et sa maisonnette de Glanrose. Il nous faut découvrir l'origine de sa fortune et ce qu'il en faisait.
Jérémie demande :
— Et pour le soi-disant vieillard assassiné par D.C.D. ?
— Il n'en voit qu'un dans la vie de « Jeannot ». Et encore ne le fréquentait-il plus depuis lurette : c'est son ex-beau-père, le dabe de la première Mme Bonblanc, morte prématurément dans un incendie. Aubier ignore s'il vit encore. C'est (ou c'était) selon ses dires, un sale mec qui a épongé Bonblanc de façon éhontée. Du temps que sa fille vivait, il était toujours pendu chez le couple, à lui piquer du fric, bien qu'il ne fût pas à la dèche, loin de là. Il était représentant en livres rares, spécialisé dans les œuvres galantes aux illustrations érotiques : Gamiani, Les Mémoires d'une fille galante, etc.
— Tu as ses coordonnées ?
— Aubier ne se rappelle même plus le nom du bonhomme, mais sachant qu'il était le père de la première Mme Bonblanc, ce ne sera pas une affaire que de le retrouver. D'ailleurs téléphone tout de suite à la Grande Taule, service des recherches, et demande l'O.P. François Richard, c'est un ami à moi.
L'Ange Noir cramponne mon turlu de bord.
— A propos de téléphone, fait-il, je me suis permis de rappeler le laborantin pour les résultats graphologiques.
— Il les avait ?
— Ce n'était pas complètement terminé, mais le gars est à peu près certain qu'il s'agit bien de la même écriture.
J'exulte :
— Donc, le Gros avait vu juste !
— En effet. Seulement il y a un élément extrêmement troublant : les textes de l'agenda ne sont pas tous de la même main. Le technicien prétend qu'ils ont été rédigés par deux personnes et que l'une d'elles devrait être une femme. La lettre trouvée dans le coffre, à quatre-vingt-dix chances sur cent, a été écrite par une femme.
— De mieux en mieux ! fais-je. C'est pas l'affaire du siècle, c'est l'affaire du millénaire !
— Il y a encore un personnage mystérieux dont nous ne savons rien, réfléchis-je à voix haute ; c'est cette Edmée qui a laissé un message sur le répondeur de la masure, pour informer que « le type de Bruxelles » avait annulé son voyage.
M. Blanc fait « on on » derrière son France-Soir dégoulinant d'encre (que je suis obligé de courir prendre un bain chaque fois que je le lis, parole !).
— C'est intéressant ? m'énervé-je, car j'ai horreur que mon passager me laisse quimper lorsque je pilote.
— Très.
— Tu bouquines « l'affaire du siècle » ?
— Oui.
— Du nouveau ?
— Non.
— Alors ?
— Sais-tu comment se nommait la secrétaire qu'on a butée avec les trois autres ?
— Je ne me le rappelle plus.
— Crépelut.
— Et ça te fait bander ?
— Son nom de jeune fille, lui, me fait même mouiller. Elle s'appelait La Goyet.
Je sourcille.
— Voilà qui me dit quelque chose…
— Évidemment que ça te dit quelque chose : c'est le nom du cantonnier mort chez qui se trouve le répondeur !
— O.K. ! Un point d'élucidé, Brutus. C'est elle qui douillait l'abonnement parce que ce bigophone se trouve chez elle, dans la masure héritée de son father ! Donc, elle magouillait avec Bonblanc. Ce petit peuple assassiné devait se livrer à d'étranges opérations.
Je champignonne à fond la caisse sur l'autoroute du Nord. En moins que pas longtemps, j'enquille la bretelle de sortie pour Beauvais, patrie de Jeanne Hachette, qui défendit la ville contre Charles le Téméraire avant de fonder une maison de distribution de livres[3].
D'après l'exame à de mon guide, la rue Burne-qui-Pend se situe tout près de la cathédrale inachevée (XIII–XVe s.). C'est une voie tellement étroite qu'elle pourrait être urinaire. Si elle mesure cinquante mètres cubes de long, c'est le bout du monde. Elle est bordée de maisons d'un ou deux étages, en briques jadis rouges, patinées par le temps. Quelques modestes commerces : échoppe de cordonnier, épicerie arabe, herboristerie, officine de ravaudeur de pucelages, studios pour extrayeuses de sperme… C'est au 12 (2 fois 6 ou 3 fois 4) qu'habite Alexis Torcheton, l'ex-beau-père de Jean Bonblanc.
L'immeuble est de guingois, percé d'une allée médiane qui exhale des fragrances de lys car, à l'arrière, se trouve un minuscule jardinet où foisonne cette plante à bulbe de la famille des liliacées. Trois boîtes aux lettres montent la garde dans l'entrée. L'une est affectée à M. Alexis Torcheton, officier des palmes académiques (il a punaisé sa carte de visite sur la boîte après y avoir précisé au crayon feutre qu'il habitait le 1er laitage).
Escalier de bois dont les trois premières marches seulement sont garnies d'un linoléum eczémateux.
Une étroite porte palière me fait songer à Gide (ce con qui a refusé le premier manuscrit de Proust !).
Petite sonnette ronde. La cage d'escadrin est couleur crotte de chien. Je presse le timbre. Ça fait « dringggg ! » à l'intérieur, très connement, comme dans une pièce de patronage. Mais personne ne répond. Je réitère.
— Qu'est-ce que tu attends pour prendre ton pied ! bougonne Jérémie.
Et comme il a raison. Alors c'est le recours au délicat instrument que tu sais, lequel nous permet d'entrer dans un logis petit, tout petit-bourgeois. Des rayonnages avec des livres reliés. Un rideau masquant l'entrée d'un petit salon et dont j'écarte les pans, ce qui provoque un envol de fines poussières.
M. Alexis Torcheton est pendu à la grosse boucle de la suspension, laquelle n'a même pas été décrochée pour lui laisser place.
Il est extrêmement mort, avec la tronche inclinée sur le côté, un filet de regard tourné vers l'avenir, les pieds en flèche (l'une de ses pantoufles gît sur le plancher). C'était un petit homme émacié, avec des pommettes de squelette, un front bombé où végètent des cheveux grisâtres, une bouche sans lèvres. Il paraît chétif et désabusé, au bout de sa corde. II y a chez ce défunt un côté petit-vieux-bien-propre. Sa chemise blanche est amidonnée, le pli de son pantalon tiré au cordeau, son gilet de laine brun ne comporte aucune avarie.
Près de la pantoufle, sur le tapis, un livre tristement célèbre et dont je n'aimerais pas être l'auteur : Suicide, mode d'emploi. Idée géniale du meurtrier car ce bouquin est plus éloquent qu'un ultime message.
J'attire une chaise auprès du pendu et grimpe dessus.
— Tu veux que je t'aide à le décrocher ? demande Jéjé.
— Je ne vais pas le décrocher, l'examiner seulement.
Pendant que j'étudie attentivement le mort, M. Blanc se met à explorer un grand bureau à volet roulant qui occupe une bonne partie de la pièce. Il s'agenouille devant le meuble dont il fouille minutieusement les tiroirs. Tout en s'activant, il bougonne :
— Une pipe comme ça, j'ignorais que ce fût réalisable.
Complètement ensuqué par la gentille Martine, ce grand bougre. Il est de ces hommes qui ont profondément ancrée la reconnaissance du sexe, et qui ne peuvent oublier les dispensatrices de félicités.