Lorsque j'ai procédé à mon examen, je mets pied à terre et m'assieds à la table, à quelques centimètres des pinceaux du vieux Torcheton. Les bras croisés, je contemple mon collaborateur, lequel se partage entre la nostalgie d'une somptueuse éjaculation et ses soucis professionnels.
Il trie des papiers qu'il retire du meuble et lit en diagonale, séparant le bon grain de l'ivraie. Tout en agissant, il fredonne le lamento des regrets. Pourquoi a-t-il reçu ce feu d'artifice sensoriel d'une petite pute qui, présentement, est probablement occupée à faire goûter à d'autres les délices qu'elle lui a découvertes ?
Il est tenaillé par la noire jalousie, le mari de Ramadé. Son âme endolorie joue sempiternellement la musiquette des amours tristes. Parfois il interrompt sa besogne pour torcher son regard embué d'un revers de manche.
Son choix terminé, il reprend l'un des documents qu'il a mis de côté et le relit avec attention, puis il se redresse et découvre alors ma contemplation.
— Tu es mon frère, Jérémie, lui dis-je. Je sais pourquoi je t'aime : tu as le Philharmonique de Berlin dans le cœur.
Il amorce un sourire et secoue la tête.
— La vie est ambiguë, poursuis-je. Martine te fera toujours de belles pipes et Ramadé de beaux enfants. Deux façons d'utiliser ta semence d'enfoiré de nègre. Mais tu te lasseras de l'une et pas de l'autre, parce que les types comme toi finissent toujours par préférer le devoir au plaisir ; c'est leur misère et leur gloire, Jérémie.
Voilà qu'il chiale de plus grand rechef. Sans un mot, il dépose sa babille devant moi. Etrange situation, non ? Nous sommes là, dans un appartement de Beauvais, en compagnie d'un vieillard pendu dont on fouille les tiroirs… Le Noir ruisselle d'amour, moi je mâchouille des rancœurs et des présages. La lettre dit :
Mon cher Père,
Votre suspicion est monstrueuse. Oubliez-vous que la police a procédé à une enquête minutieuse et croyez-vous que les assurances versent des primes aux gens à l'encontre desquels elles nourrissent le moindre doute ? Et surtout, surtout, surtout ne vous souvenez-vous donc pas que je me trouvais à Bruxelles au moment du drame ?
Cela dit, je ne demande qu'à vous aider, compte tenu du grand amour qui me liait à Aimée. En conséquence, veuillez trouver ci-joint un chèque de frs cinquante mille.
Je vous prie d'agréer, mon cher Père, mes sentiments attristés.
— Eh bien, fais-je avec satisfaction en déposant la bafouille devant moi, voilà qui est éloquent. La première épouse de Bonblanc, c'est-à-dire la fille du monsieur suspendu là, est morte brûlée dans un incendie et le beau-père a fait part à son gendre de ses doutes quant à sa responsabilité dans le sinistre. Jeannot lui répond avec indignation et en se justifiant, n'empêche qu'en fin de compte il crache au bassinet.
Mon camarade d'effraction jette sur la table une douzaine d'autres poulets du même tonneau. Tous sont de Bonblanc. II proteste contre des insinuations du vieillard mais paie. Dans l'une des plus récentes, il conteste certaines « preuves » que lui aurait soumises Torcheton et, comme toujours, conclut ses protestations par l'envoi d'un chèque. Les sommes vont crescendo, comme si la position de l'accusateur s'affermissait.
— Je comprends que ce personnage ait été lourd à charrier pour Bonblanc, fait M. Blanc. Ce n'était ni plus ni moins qu'un maître chanteur.
— En effet. On navigue dans un univers vachement glauque. Le seul brave type de l'affaire étant le père Aubier, l'ancien associé de Jeannot.
Jérémie reprend :
— Le mystérieux D.C.D. était donc au courant de la situation. Il semble tout savoir de l'existence de Bonblanc bien qu'il se trouve en Afrique du Nord.
— Il sait tout, sauf que Jeannot est mort, que sa sœur, son associé, son ex-femme et sa secrétaire sont morts également.
Je me sens tout bizarroïde de la gamberge, ma pomme. Il y a dans ce flot d'épisodes, d'événements, de détails, un côté « fabriqué » qui me fait grincer des dents comme quand tu tranches une pomme verte avec un couteau. Je me dis des choses qui sont au-delà des choses. Poudre aux yeux, bidonnage !
Si ce n'est pas Bonblanc qui a écrit le message signé D.C.D., on peut admettre qu'il l'a trouvé effectivement dans son coffre. Il en a éprouvé une si forte émotion qu'il en est mort une heure plus tard.
— Le coffre ! déclaré-je avec force.
— Hein ?
— Si nous perçons l'énigme du coffre, nous découvrirons la vérité.
— Car tu crois vraiment que le vieux avait trouvé la lettre dans son coffre ?
— Aussi insensé que cela puisse paraître, oui ! On a voulu frapper un grand coup avec Bonblanc. C'était un vieux gredin malin et sans scrupules ; pour le réduire à merci, il convenait de lui en mettre plein la vue. Or, rien ne pouvait davantage l'impressionner qu'un tel gag. Son C.F. forcé, qui, soudain, sert de boîte aux lettres. Et chose suprêmement astucieuse : on ne lui vole rien. Ça, ça fait peur ! Un quidam auquel arrive une telle mésaventure se sent comme traqué, vaincu. Seulement il se produit une faille dans ce machiavélisme : le gros vieux meurt de saisissement ! Et sa mort va entraîner celles de gens qui le touchent de très près. Pourquoi ? On a l'impression qu'il y a eu soudain, à l'annonce de son décès, un vent de panique. Le sauve-qui-peu, ou plutôt le « tue-qui-peut » a été décrété chez ses ennemis.
— Conclusion, il y avait deux « jeux d'ennemis », ricane M. Blanc : le meurtrier des quatre et D.C.D.
— Toujours est-il que lesdits ennemis ne sont pas des plaisantins : quatre viandes froides d'un côté, un (je désigne pépère suspendu) de l'autre. Le score est inégal, mais la partie n'est pas encore terminée !
M. Blanc regarde le père Torcheton, tout freluque au bout de sa corde.
— Ton examen du mort t'a appris quelque chose, Antoine ?
— Qu'il a été assassiné. On l'a d'abord étranglé avec la corde qui a servi à le pendre. Les traces de cette strangulation sont indiscutables car cela lui fait deux sillons sanglants au cou alors qu'il devrait n'en porter qu'un seul dans le cas d'un suicide.
— Il a dû se défendre, non ?
— Vieux et chétif comme il était, quelle résistance aurait-il bien pu opposer à un agresseur même moyennement baraqué ?
Jérémie qui a potassé à mort ses manuels de police technique, examine les mains raidies du défunt, espérant dénicher quelque élément d'identification, tels que bouton, cheveux, particules d'étoffe, mais elles sont vides, rigoureusement.
J'empoche les lettres trouvées par M. Blanc, et nous nous apprêtons à quitter ce pauvre Alexis Torcheton quand je perçois le bruit caractéristique d'une clé folâtrant dans la serrure. J'ignore ce que tu en penses, mais moi, je trouve cette survenance passablement intempestive.
C'est pourquoi je terminerai ce chapitre ici, te donner le temps d'encaisser cette émotion.
CHAPITRE VII
QUI SÈME LA TEMPÊTE
RÉCOLTE LE NAUFRAGE
Je déponne avant que l'arrivant n'ait achevé de retirer sa clé. Il s'agit d'une arrivante. Une gonzesse haute en couleur, grande, peinte, portant une veste d'un rouge inassorti à celui de ses souliers, lequel ne l'est pas non plus à son rouge à lèvres. Elle vadrouille entre la quarantaine et la cinquantaine, poussant devant elle deux énormes mamelles qui l'empêcheront toujours de se noyer en cas de naufrage. Des loloches de ce gabarit, c'est plutôt rarissime ; t'en trouves aux U.S.A. seulement dans certaines stations de lavage de voitures, où des dames nues, aux nichemards extravagants, t'essuient le pare-brise de leurs glandes, agenouillées sur ton capot.
— Tiens ! Minouchet a de la visite ! s'exclame la virago en massant ses amortisseurs à poumons. Qui êtes-vous ?