Ça joue dans la cuisine. Si m'man utilise son moulin à guimauve c'est que tout baigne, pas de panique.
J'entre et qui vois-je ? Des années que ça ne s'était pas produit !
Je commençais à me demander si, nous deux, lui et moi, ça n'avait pas été un rêve, une illuse d'un jour… On doute des grands moments au fur et à mesure qu'ils s'enfoncent dans le temps.
Il est là, le cher grand homme, dans un costume clair qu'il raffole. Souriant de la pointe des dents, un peu pensif comme toujours : un pied dans la réalité, l'autre dans ses méditations. Le regard empreint, quoi ! Avec ce profil que je devine déjà sur la monnaie future. Le président. Oui, tu as bien lu : le président ! Bien sûr : de la République, qu'est-ce que tu crois ?
Il est assis devant notre table. Il mange une belle tranche de tarte aux pommes (pâte extra-mince) confectionnée par maman. En buvant une limonade-grenadine, parce que lui, l'alcool, merci bien. Déjà qu'il est obligé de faire semblant avec tous ces repas officiels, le pauvre, à tremper ses lèvres minces dans du pauillac, puis du sauternes. M'man lui a sorti son phono des grands jours. Le passé qui chante. Tino ! « Le plus beau de tous les tacots du monde… c'est celui que j'ai dansé dans vos bras. »
Je reste interdit. Jérémie en a les lotos qui lui partent de la tronche et qui se mettent à pendre sur sa poitrine comme des yo-yos qu'on cesse d'activer.
— Tu as vu qui nous avons ? me demande Féloche, radieuse.
Je m'avance, le buste à ressort.
— Mes respects, monsieur le président… Rien de fâcheux, j'espère ?
Il essuie sa bouche en la tamponnant avec une petite serviette à dessert empesée, bordée dentelle.
— Non, non, mon cher commissaire. II se trouve que j'ai eu une soirée à Versailles avec des chefs d'Etat étrangers qui m'ont épuisé. En rentrant, j'ai songé que vous habitiez sur le chemin du retour, pratiquement. J'ai eu envie de faire halte quelques minutes dans un havre de paix. J'avais conservé un excellent souvenir de votre mère et de cette cuisine…
« Les lieux de détente sont rares pour un homme assumant ma charge, et les instants de répit introuvables. Il faut les grappiller, les voler sur des horaires implacables. Comme il y avait du feu aux fenêtres du rez-de-chaussée, je me suis permis de sonner. Cette tarte est divine ! Et ce phonographe ! Toute ma jeunesse. Cher Tino ! Lors de mon arrivée à l'Élysée, d'aucuns prétendaient que je lui ressemblais ; depuis j'ai maigri et il est mort, deux raisons qui nous éloignent l'un de l'autre. »
Il déguste une gorgée de sirop et je lui présente Jérémie Blanc dont il presse la main avec chaleur.
— Vous- êtes sur une enquête, San-Antonio ?
Moi, tu me connais ? L'élan du cœur ; besoin de lui faire un cadeau. Alors quoi de mieux que la franchise ? Qu'est-ce qu'un homme peut proposer de plus précieux qu'un secret à un autre homme ?
— Une étrange affaire, monsieur le président, sur laquelle j'enquête presque clandestinement.
— Pour quelle raison ?
— Si vous disposez d'un petit quart d'heure, je vous narre l'histoire.
— J'ai toute la nuit, mon cher ami.
On s'installe autour de la table, face à notre Auguste. Il a son léger sourire qui flanque la courante à ses terlocuteurs.
— Je vous écoute.
Bon, j'y vais. Depuis le début. Tout bien. Rien omettre est primordial dans un cas de ce calibre. J'attaque par la lettre dans le coffre. Puis c'est la crise cardiaque de Bonblanc chez « ces exquises femmes ». Elles me mandent pour que je leur conjure cette énorme tracasserie. Là, le président place une innocente pointe :
— Car vous les fréquentiez ?
M'man croit opportun de sortir pour ne pas porter le comble à mon embarras. L'une d'elles a eu des faiblesses pour moi avant qu'elle ne songe à les monnayer, monsieur le président.
Je poursuis par la visite chez Bonblanc, la rencontre avec sa sœur, femme irascible qui me laisse deviner une haine fervente entre elle et son frangin. Elle m'énumère les personnes qui ont peut-être des raisons de « perturber » l'existence de Jean Bonblanc. Je les cite. J'arrive à être interrogateur à distance. On remonte jusqu'au téléphone dans la masure avec les messages qui s'y trouvent.
Le disque vient de s'arrêter. Le bras de métal s'est remis sur la position d'attente en produisant des craquements mécaniques. Le président m'écoute avec plus d'intérêt qu'il n'en accordait au grand Chirac pendant les Conseils des ministres de la période de frein rongé. Notre retour chez Bonblanc. Et alors là, le coup de théâtre : quatre personnes assassinées au salon !
— Oui, j'ai lu la chose dans les gazettes, confie le président ; les médias en font leurs choux gras. La soi-disant « Révolution chinoise » a capoté misérablement et un tel fait divers survient à point nommé. Continuez !
Alors là, un brin salopiot et revanchard, l'Antonio. Je mentionne notre visite nocturne au vieux. Sa trahison qui m'oblige à travailler dans la marge, sous le manteau. Après, c'est nous deux, Jérémie et moi, dans la villa de Glanrose, en attente du coup de fil improbable, mais qui se produit pourtant, m'annonçant la mort d'un vieux gêneur. Altercation avec mon confrère le commissaire Plâtroche que je hais de tout mon cœur.
Il s'agit de découvrir le mort annoncé. Visite à la petite usine presque artisanale où le père Aubier m'apprend l'existence d'Alexis Torcheton. On se rue à Beauvais. Effectivement, l'ex-beau-père de Bonblanc est mort, on l'a étranglé, puis pendu pour camoufler le meurtre en suicide. Les dames de l'entourage m'éclairent : une hôtesse de l'air ! Je subodore qu'elle est bidon. Et pourtant, grâce aux documents dénichés dans le logis du mort, je parviens chez Mlle Edmée Lowitz, hôtesse, bel et bien, à Air France, dont j'avais trouvé un message dans la masure. En outre, cette perquise beauvaisienne m'a révélé que Torcheton faisait chanter son ex-gendre depuis des années, laissant entendre qu'il le soupçonnait d'avoir provoqué l'incendie dans lequel a péri sa fille. J'achève ce plantureux récit par notre « enlèvement » de la fille Lowitz.
Le président cesse de sourire.
— Vos procédés me semblent peu conformes avec les Droits de l'Homme, citoyen commissaire ! objecte notre monarque républicain. Entendre un tel rapport quand on célèbre le bicentenaire de 1789 me plonge dans un grand embarras.
— Il ne faut pas, monsieur le président, vous ne m'avez pas vu et donc je ne vous ai rien dit.
Il se dérenfrogne quelque peu.
— Où est cette personne, présentement ?
— Chez un ami à moi qui habite la Normandie.
— Vous l'y retenez contre son gré ?
— Absolument pas, c'est une femme à la sensualité exacerbée qui vient de trouver enfin son équilibre. Elle va démissionner d'Air France pour prodiguer des cours d'éducation sexuelle dans un nouvel institut appelé à un grand avenir.
— Elle est donc innocente ?
— Non, mais comme mon enquête est pour ainsi dire occulte, je n'ai pas qualité pour réclamer un mandat d'arrêt contre elle.
— Elle a fait des révélations ?
— En effet, monsieur le président.
— De propos délibéré ? doute le premier des Français, qui commence à comprendre qu'avec moi on peut tout craindre.
— Au début de notre interrogatoire, nous usions d'arguments d'intimidation, avoué-je, mais une initiative mutine de mon hôte a infléchi le déroulement de notre entretien ; un climat de confiance s'est dès lors instauré et la demoiselle nous a spontanément confié tout ce que nous souhaitions connaître. Soyez sans crainte, monsieur le président, je ne me permettrais pas de vous mentir, d'ailleurs vous avez eu la preuve de ma franchise.