Et, se tournant vers moi :
— Ce n'est pas… ce n'est pas LUI, n'est-ce pas ? Mais quelqu'un qui porte un masque ! On me fait une farce ? On m'abuse ! On se gausse !
— Approchez, monsieur le directeur, fait la voix présidentielle depuis l'intérieur de la guinde. La soirée s'éternise et je suis fatigué.
Oh ! tu verrais Chilou ! Tu sais quoi ? A genoux ! Parfaitement, comme à confesse. A genoux sur le paveton, les mains jointes, les yeux perdus dans un « Notre Père » récité in petto mais à fond la caisse. Superbe image qui manque certes de républicanisme sur les bords, mais qui exprime avec vigueur ce qu'est la hiérarchie, la vraie, la totale.
— Oh ! gémit le dirlo ! Monseigneur ! Monsieur le président ! Vous ici ! Devant chez moi, à cette heure ! Sire, que dois-je en penser ? C'est trop d'honneur, Votre Excellence. Je suis pénétré d'une extrême confusion, Altesse ! Vous être dérangé pour venir jusqu'ici ! Dans le seizième ! Depuis l'Élysée, vous rendez-vous compte, Votre Seigneurie ! Un tel déplacement, de nuit ! Pour moi ! Pardonnez ma tenue, réagit Chilou, en rajustant les pans de son lardeuss devant sa zézette, pendante bien qu'il se teignît les poils pubiens afin d'offrir un écrin plus pimpant à son triste joyau familial.
« Tout ce chemin, Majesté, et de nuit encore ! Voulez-vous me faire l'honneur d'entrer dans mon modeste hôtel particulier, Votre Grâce ? Je crois savoir que vous n'aimez pas le style Louis XV, mais vous fermerez les yeux ! J'ai plein de Watteau et de Fragonard dont je n'actionnerai pas les rampes lumineuses afin de ne pas vous désobliger.
« Pour vous, c'est le design qui prime, Votre Honneur. L'on dit que vous avez réaménagé votre auguste bureau ! Parce que vous êtes un président hardi, qui précède son époque, prépare la suivante, devance l'événement. Pardonnez mon élocution un peu chuintante qui vous fait peut-être songer à l'abominable Giscard, il se trouve que dans ma hâte de venir me jeter à vos pieds, j'ai omis de reprendre mon appareil dentaire. Cela dit, il ne comporte que deux incisives, et quatre canines ; la molaire tient bon ! Elle est inexpugnable. J'ai beau la cigogner du doigt, voyez, rien ne bouge ! Un blockhaus ! »
La voix du président, sort, feutrée de la bagnole :
— Calmez-vous, monsieur le directeur, et pardonnez-moi de ne pas entrer chez vous, mais comme je vous l'ai dit je commence à être fatigué. Je tenais seulement à connaître la situation à propos de cette enquête sur le quadruple assassinat de Neuilly.
— Le… Oh ! oui ! Eh bien, heu… comment vous dirais-je ? Les choses suivent leur cours, monsieur le président général. Beaucoup d'effectifs sont dessus.
— Les résultats ?
— C'est une affaire complexe, aux ramifications imprévues qui…
— Bref, vous n'avez rien de positif ?
— C'est… c'est tout à fait imminent, Très Saint-Père. D'un jour à l'autre ! Et peut-être avant ! Ça remue ! On brûle ! On touche à l'obus !
— Me serait-il permis de vous faire une suggestion, monsieur le directeur ?
— Une suggestion ? Mais dix, Vincent, Émue, plus encore, monseigneur le président !
— Il me semble que vous devriez confier la direction de cette enquête au commissaire San-Antonio, lequel m'a l'air bien parti pour aboutir à un dénouement.
— C'est ce que je me proposais de faire, Votre Éminence ! Je peux vous montrer mon agenda à la date de demain. J'ai écrit « Confier l'enquête à San-Antonio ! » Voulez-vous que j'aille le chercher pour vous le montrer, Votre Grandeur ? Je me rappelle même avoir commis une faute d'inattention : j'ai écrit « confié » avec un e accent aigu !
— Je vous crois sur parole, mon cher, dit le président.
Sa main pâle sort de l'ombre.
— Pardon de vous avoir arraché du lit. Bonne nuit !
Achille se jette sur la main destinée à des moulages futurs. Il la pétrit, la baise, l'essuie.
— Bonne et heureuse nuit, monsieur le président. Je forme des vœux pour que votre sommeil soit serein, profond, indélébile. Je prie pour que ce repos tant et tant mérité…
— Merci, merci, coupe le président. Bonsoir, San-Antonio. Dites à madame votre mère que sa tarte était succulente ; elle devrait communiquer sa recette au chef de l'Elysée. Au revoir, inspecteur Blanc. Bonne chasse !
L'auto s'en va, un pan du lardeuss à Achille s'est coincé dans la portière. Brutalement dévêtu, le dirlo se retrouve nu, seulement chaussé de ses mocassins.
Nous demeurons seuls. Jérémie, ma pomme, sur le trottoir ; James debout sur le perron ; le Vieux à poil et à genoux sur la chaussée, saugrenu et indicible.
Il volte dans ma direction. D'un ton d'hypnotisé, il dit :
— La tarte aux pommes de votre mère ! Dois-je comprendre que M. le souverain pontife a mangé chez vous, San-Antonio ?
— Il nous a effectivement fait cet honneur, monsieur le directeur.
— Mon Dieu ! Comme vous avez de la chance, et comme je suis fier d'avoir eu l'idée de vous donner les pleins pouvoirs dans cette enquête. Ça me démangeait ! Oh ! que ça me démangeait ! Si je l'avais initialement confiée à vos confrères Plâtroche et Delachiace, c'est parce qu'on murmure dans les rangs, à votre sujet. On le sait que vous êtes mon enfant gâté, mon tout petit, mon chouchou ! Alors, pour calmer les esprits… Mais ce sont des cons ! Aidez-moi à me relever, Antoine !
« Merci. Un peu d'arthrite, rien de fâcheux, toujours jeune et fringant ! Pourquoi m'apportez-vous ce peignoir de bain, James ? Ça ne va pas la tête ? Moi, en peignoir, dans la rue ! Comment dites-vous ? Le président a emporté mon pardessus ? Ah ! qu'il le garde ! Pourvu qu'il lui aime bien ! Mais en vigogne, ça m'étonnerait qu'il le mette. Il a des goûts si simples !
« Qu'est-ce que je voulais encore vous dire, Toinou, mon gros lapin ? Venez, on va discuter de tout ça en buvant du champagne. Vous aussi, cher inspecteur Blanc ! Si vous saviez ce que je vous aime, tous les deux ! »
Il nous saute au cou.
A cet instant précis, comme on dit puis dans les récits à suce-pince, un car de matuches déboule. Les perdreaux, en apercevant ce vieux mec à poil, en train de bisouiller deux magnifiques gars, stoppent comme des malades et se précipitent sur Chilou.
On le laisse emballer, parce que ça va être un grand moment dans l'histoire de l'humanité (et même de l'Humanité-Dimanche), ce directeur de la Rousse, nu comme un œil dans un poste de police !
CHAPITRE X
POIL AUX NEZ ! POUDRE AUX YEUX !
Y a Pavarotti qui chante O Sole mio à pleine vibure. Sa voix de « centaure » (Béni dixit) file une monstre branlée aux vitres d'alentour. Au milieu de ce mélodieux vacarme, M. Van Lamesche, le fondé de pouvoir de la Banque Industrielle pour le Développement de l'Economie Italo-Maltaise signe le courrier que lui présente son accorte secrétaire. De sa gauche, il devait lui trifougner le slip car, lorsque nous entrons, elle a l'arrière de sa jupe étroite remonté significativement.
Agénor Van Lamesche (d'origine flamande probablement) est un quinqua blondassu, au regard strabismé. Calvitié du dessus, il compose avec la vingtaine de tifs qui lui végètent sur la coupole, les alignant et collant avec application.
Il nous frime d'un regard en chanfrein par-dessus le book aux pages buvardées percées d'un trou central. La secrétaire, pas joyce qu'il lui abandonne le caramel pour recevoir des perdreaux, nous visionne sans joie et mon sourire ensorceleur ne lui fait pas davantage d'effet que le dernier numéro de l'Événement du Jeudi à un gardien de lamas de la cordillère des Andes.
Van Lamesche coupe la radio, achève de distribuer ses paraphes, referme le livre et le tend à la môme.